En salles 26/02/2024

Švankmajer en version long métrage

Le génial tchèque Jan Švankmajer n’a pas œuvré que dans le court métrage ! Ses longs sont moins connus, sans doute, mais il en a signé sept, dont le premier, le surréaliste Alice (1988), est réédité en version restaurée par Malavida Films à partir du 28 février.

(Ré)interprétation toute personnelle de l’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, le premier long métrage de Jan Švankmajer revient sur grand écran près de trente-cinq ans après son couronnement au Festival d’Annecy, grâce aux bons soins de Malavida Films, société de distribution si attachée au patrimoine cinématographique, notamment venu d’Europe de l’Est.

Pour la première fois, le film est assorti d’une version française le mettant à portée des enfants à partir de six ans. Et l’on ne peut que s’en réjouir, tant l’univers fantasmagorique unique et singulier du cinéaste est un formidable terrain d’expérimentation pour les plus jeunes, qui apprécient sa bizarrerie assumée, comme pour les plus âgés, qui en feront une lecture multiple.

Švankmajer, on le sait, revendique une forme de “surréalisme sarcastique” qui préside à chaque plan de cette œuvre savamment bricolée où l’histoire pourtant rebattue du roman semble sans cesse se réinventer, et se parer d’une multitude de sens supplémentaires. Conçu comme une déambulation de pièce en pièce au sein d’une maison labyrinthique formant un formidable espace mental, le récit mêle savamment les morceaux de bravoure du roman (le lapin blanc qui a peur d’être en retard, les conseils de la chenille, la Reine de Cœur qui veut couper la tête de tous ceux qu’elle croise…) à des éléments qui, bien qu’ils lui soient totalement étrangers, en semblent des extensions naturelles.

Comme si le réalisateur donnait vie aux visions intimes de Carroll en choisissant une imagerie volontiers dérangeante (la chenille qui se coud les yeux pour dormir) ou absurde (la succession de tiroirs qui résistent à l’héroïne). Il rend ainsi au monde imaginé par le romancier son inquiétante étrangeté, en recourant à des objets semblant tout droit sortis d’un cabinet de curiosités (insectes morts, squelettes d’animaux, bocaux emplis d’aliments non identifiés…), loin de la représentation colorée, enfantine et ronde, plaquée par la version des Studios Disney.

Cette importance donnée aux objets, de même que le choix d’une animation en volume, crée une sorte de contrat avec le spectateur. Il ne s’agit jamais de prétendre artificiellement que les personnages sont autre chose que ce qu’ils sont : le fameux lapin blanc est un animal empaillé (qui ne cesse de perdre sa sciure), le chapelier fou est une marionnette dont les fils sont apparents, le lièvre de mars un automate qu’il faut remonter à intervalles réguliers. Quant à Alice, elle est tantôt une petite fille, tantôt une poupée.

Le réalisateur joue de cette incarnation – qui tient de la réification – pour nous projeter dans un univers mental qui ne cherche pas à imiter le réel, mais à rendre compte de sa propre réalité. Le temps, notamment, y joue un rôle particulier, renforcé par l’idée d’une fillette qui se transforme (jusqu’à s’extraire d’une chrysalide), de personnages à ressort, et de situations qui se reproduisent en boucle. La mort est alors forcément omniprésente, paroxysme de cette notion de temps qui laisse son empreinte sur les choses comme sur les êtres. Ce qui se joue ici est éminemment existentiel, touchant aux tréfonds de l’expérience humaine. D’où sans doute la fascination absolue qu’exerce le film, qui transcende le récit original bien plus qu’il ne l’adapte.

Marie-Pauline Mollaret

À lire aussi :

- Sur Le petit hérisson dans la brume et autres merveilles, distribué en salles par Malavida Films en 2023.

- Sur Léo, de Jim Capobianco et Pierre-Luc Granjon, sorti en janvier.