Cahier critique 27/03/2018

“Wave” de Benjamin Cleary et TJ O’Grady Peyton

Une comédie touchante sur l’incommunicabilité à l’heure d’Internet. Clermont-Ferrand 2018.

« I miss talking to people. » Comme dans son précédent film Stutterer (oscarisé en 2016), Benjamin Clearly continue d’explorer la difficulté de communiquer avec l’autre, à l’heure des réseaux sociaux démultipliés. Rappelant l’univers des films de Zach Braff, Wave est un conte ultra-contemporain narré par le très classe Jarvis Cocker, une ode à la poésie du quotidien, une bouffée d’humanité qui fait du bien, portée avec justesse par l’interprétation du coréalisateur TJ O’Grady Peyton.
Julie Rousson, programmatrice du Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand

 

Il est si facile d’aimer Wave. Il y a d’abord cette image, pleine de ce voile d’âme propre au numérique (et à son étalonnage), avec ces tons glacés et lumineux, presque d’aquarelle. Il y a la prégnance de la voix off ensuite qui, avec la simplicité chaleureuse d’un grain éraillé, modèle ce qui s’offre au regard et lui donne le relief d’un temps qui le déborde. C’est aussi la musique – peut-on raisonnablement rester de marbre sous les notes de Bowie ? –, c’est aussi ces détails qui font monde, à la Amélie Poulain, et les yeux énigmatiques et sans fond de Gaspar, étincelant d’une mystérieuse et ineffable lumière solitaire.

Pourtant, résumer le film à cela, c’est passer tout à fait à côté. Si Wave est remarquable, c’est d’abord par sa cohérence, car rien qui le compose n’y est tout à fait gratuit. La belle image ne l’est pas seulement : dans sa lisse épure aux textures et aux teintes atténuées, prend déjà subtilement corps la difficulté d’y intégrer ses propres spécificités, l’image y gommant les aspérités. Surfaces et aplats dominent et incitent aux camaïeux plutôt qu’aux contrastes ; cette esthétique oppose ainsi à l’histoire de Gaspar et de son étrange idiome, en rupture avec l’asepsie uniforme qui l’entoure, une résistance discrète et visuelle à sa singularité qui l’isole et l’enferme dans sa seule et incommunicable intériorité.

Et si c’est la suave corporalité d’une voix off qui s’attelle alors à faire lien entre le spectateur et son histoire, ce n’est pas uniquement à des fins informatives, ni même pour la proximité facile et immédiate qui naît d’un tel recours. Imprégnant les images de sa douce complicité, la voix off mêle la précision extrême d’un récit objectif et distancié aux fluctuations riches et infimes de ses intonations, et apporte ainsi stabilité et unité à la virtuose fluctuation de points de vue qui gravitent autour d’elle. Elle est le repère invariable qui permet au récit de prendre son essor, offrant au travail de la bande sonore une plus grande autonomie : tantôt, les mots de Gaspar nous parviennent intelligibles et ceux du monde se brouillent, tantôt ils restent d’incongrues lettres mortes se heurtant à l’âpreté du langage commun ; ainsi libéré de l’emprise toute-puissante de l’image-narration, le film passe sans cérémonie d’un côté à l’autre de la barrière de la langue, véritable nerf du court métrage, lui attribuant alors une vraie présence et une vraie densité cinématographique, ravivant sans cesse la faille – demeurant invisible – qui sépare Gaspar du reste du monde.

La musique, entraînante, et les détails, qui se répètent, composent alors la trame qui, par-delà les ruptures et les clivages, façonne l’unité singulière du film, se renvoyant les uns aux autres dans une danse infinie et universelle. C’est une bouche et ses sons, une passion pour les “lollipops”, ou le plaisir de s’abandonner sur une musique ; c’est fragmentaire et précis ; c’est un monde de sens qui se tisse, s’augmente et s’agrandit à chaque motif repris ; c’est une profondeur donnée au temps. C’est une vague qui gonfle par ses mises en relation, s’étend en réseau. Alors, bien sûr, Internet est tout à la fois le gouffre et la clé du récit.

Suspendu dans son somptueux cosmos, Gaspar nous happe par son indicible mystère. Un mystère qui ne se résume ni à l’image, ni à la voix, ni à la musique – pas même à ses yeux –, mais qui se nourrit de chacun. Wave éclot d’une brillante synergie.

Claire Hamon

Réalisation : Benjamin Cleary et TJ O'Grady Peyton. Scénario : Benjamin Cleary. Image : Burschi Wojnar. Effets spéciaux : Bob Corish. Son : James Latimer et Ken Galvin. Montage : Nathan Nugent. Musique : Nico Casal. Voix off : Jarvis Cocker. Interprétation : TJ O'Grady Peyton, Emmet Kirwan, Tiny James, Danny Kehoe, Peter Coonan, Caoimhe O'Malley et Barry Kinsella. Production : Assembly (Irlande).