Cahier critique 28/08/2019

“Plage privée” de Jean-François Laguionie

“Combien de fois faudra-t-il vous répéter que c’est une plage strictement privée ?”

Combien de fois faudra-t-il vous répéter que c’est une plage strictement privée ?

En 1971, date de réalisation de Plage privée, Jean-François Laguionie a déjà signé trois courts métrages d’animation (1). Excepté l’invisible Hélène ou le malentendu, ce film reste l’unique expérience de cinéma en prises de vues réelles du réalisateur. Elle préfigurait à l’époque sa volonté de poursuivre dans cette direction en développant une adaptation du “Baron perché” d’Italo Calvino. Bloqué par des droits d’auteur inaccessibles, le projet est abandonné sous cette forme, mais Laguionie s’en inspirera tout de même des années plus tard pour la réalisation de son deuxième long métrage d’animation : Le château des singes (1999).

Un soir pluvieux à Paris, un homme se rend à pied aux bains-douches de son quartier. Caché au fond d’une cour, ce lieu discret est fermé au public le mardi soir. Monsieur Maupère, qui a oublié ce détail, mais qui est un habitué, est exceptionnellement accepté. Alors qu’il prépare son bain, une mystérieuse petite porte, surveillée par un gaillard en marcel amateur de comics, au fond d’un couloir, attire son attention, puis attise sa curiosité.

Dans le contexte de l’âge d’or des feuilletons fantastiques français des années 1970, pour la plupart adaptés de la littérature – “Belphégor”, “Le tribunal de l’impossible”, “Le navire étoile” – Jean-François Laguionie et sa Plage privée, adaptée de l’une de ses propres nouvelles, sont parfaitement dans le ton. Christian Bosséno décrit le fantastique français comme dépendant d’un esprit cartésien qui empêcherait, au contraire de ses homologues anglo-saxons, un décrochage plus radical du monde réel (2). Plage privée privilégie de fait un fantastique sans trucages, ni effets spéciaux – alors que Méliès avait montré une voie autrement plus spectaculaire dès le début du siècle – et qui favorise le glissement imperceptible de la réalité vers l’étrange et l’insolite. Un traitement moins frontal et spectaculaire qui favorise l’atmosphère, décuple l’imagination et procure du rêve.

L’arrivée impromptue de Monsieur Maupère sur la plage ressemble, dans ses détails esthétiques et narratifs, à celle de Numéro 6 dans le village de la série Le prisonnier : la normalité apparente de l’endroit est parasitée par des codes relevant d’une autre dimension. La petite communauté du lieu est soudée par la connaissance de ces règles, de ces habitudes, de ce privilège d’être au cœur du secret. La moindre violation est considérée comme une faute grave méritant l’exclusion et la mort pour préserver la confidentialité du lieu. Ici, ce sera le fait de savoir qu’il ne faut jamais prendre à la main la petite balle rouge de ce jeu de raquettes étrange…

Plage privée est une fable politique discrète, pas si datée qu’elle n’en a l’air. Jean-François Laguionie démontre son savoir-faire en matière de mise en scène en prises de vues réelles, de direction d’acteurs et de cadrages. Un film au charme étrange, unique dans la filmographie d’un auteur devenu une référence du cinéma d’animation français et au-delà.

Fabrice Marquat

  1. La demoiselle et le violoncelliste (1964), L’arche de Noé (1966), Une bombe par hasard (1969).
  2. “Un cinéma fantastique français ?”, article paru dans L’invention d’un genre : le cinéma fantastique français ou les constructions sociales d’un objet de la cinéphilie ordinaire, L’Harmattan, 2012.
     

Scénario et réalisation : Jean-François Laguionie. Image : René Gosset. 
Montage : Hélène Arnal. Interprétation : François Guillier, Marta Alexandrova, Nicole Chollet, Pascal Sanvic et Jean Vimenet. Production : Les Films Armorial.