Cahier critique 21/08/2018

“Mr Invisible” de Greg Ash

Un film londonien à rebondissements avec Julian Glover (Prix SNCF du polar 2016).

L’ellipse est peut-être l’arme la plus audacieuse du cinéma. Pourtant, affadie par son usage exclusivement pragmatique dans de nombreux films, réduite à éliminer les temps morts et superflus, son apport à la réception d’une œuvre est souvent négligé. À tort. Par sa nature même, présence manquante, image négative, elle est l’envers fondamental de cet art de la monstration qu’est le cinéma, lui conférant son relief et nimbant ses images de toute leur puissance signifiante.

C’est pourquoi un film comme Mr Invisible est profondément réjouissant. S’emparant de cette idée simple, l’ellipse, et l’incorporant au cœur de sa structure narrative, le court métrage lui restitue son épaisseur. Elle n’est alors plus subie, mais choisie, et invite à penser le film de Greg Ash comme une construction complexe plutôt que comme l’illustration – plate – d’événements disjoints. Bien sûr, le procédé n’a rien de révolutionnaire et se retrouve dans la plupart des grands films ; cependant, la dimension ludique et sensationnelle que son usage recouvre, ainsi que les relations étroites que le réalisateur élabore entre cette approche formelle et son intrigue, confèrent à l’ensemble une harmonie et une cohérence singulières.

En effet, si Mr Invisible est si surprenant, c’est d’abord par la coïncidence de son enjeu et de sa mise en scène. Car que raconte le film sinon la capacité d’un homme à passer inaperçu, lui permettant d’être à l’origine de coups d’éclats inattendus ? Mr Invisible est l’incarnation même de l’ellipse, vivant paradoxe d’une existence insoupçonnée et néanmoins déterminante. Ceux qui le croisent ne prêtent pas attention à sa vie, d’apparence ordinaire, négligeable ; comme le spectateur – se destinant pourtant à voir – qui ne s’attarde pas sur les nombreuses ellipses qui se succèdent (contrastant pourtant avec le soin et la précision portée à la caractérisation des habitudes du vieil homme), leur curiosité semble anesthésiée par l’habitude, la volonté d’efficacité, le désir de divertissement immédiat. Face à l’aplat de l’apparence, ils perdent de vue le relief de la vie.

C’est pourquoi le climax du film dépasse la simple pirouette stylistique ; l’explosion soudaine, renversant les cartes, bouscule l’attention passive du spectateur. Dupé par les péripéties manifestes, il est alors invité à reconquérir sa place en investissant par des flashback les interstices qui lui avaient échappé. Il obtient ainsi l’opportunité de plonger dans l’épaisseur du film, lui permettant une relecture active des événements.

Mr Invisible, en mettant à jour la construction inhérente au cinéma, dépasse ainsi la seule anecdote. Humblement, il rétablit chez le spectateur la conscience de cette dynamique fondamentale – et trop souvent négligée – du cinéma qui consiste à soustraire volontairement des informations pour mieux influer sur la réception de celles apparentes. Incarnée par le personnage principal qui utilise ses effets dans son propre but de dissimulation, le ludique se mêle à l’abstraction, le divertissement à l’exigence du regard ; parce qu’elle est l’envers et la condition même du cinéma, l’ellipse est sans doute son arme la plus audacieuse.

Claire Hamon

Réalisateur : Greg Ash. Scénario : Richard Sainsbury. Image : Oliver Loncraine. Montage : Paul Monaghan. Son : Mitch Low. Musique : Nick Lloyd Webber. Interprétation : Julian Glover. Production : Tin Monkey Production (Irlande).