Cahier critique 05/09/2018

"J’mange froid" de Romain Laguna

Veille de concert pour Melan, Selas et Abrazif. Entre l’affiche, la nintendo et la pizza froide, les trois rappeurs s’embrouillent.

Le titre du dernier film de Romain Laguna, avec sa contraction orthographique, affiche d’emblée des intentions aussi colorées que vindicatives. Cette interjection trouve son origine et sa place dans le sujet même du film : le quotidien d’un trio de rappeurs dans un petit appartement à la veille d’un concert. Jeux vidéo, pizzas et joints pour deux d’entre eux – Sélas et Abrazif – pendant que le troisième – Melan – est accaparé par l’échéance de leur prestation. La tchache amicale et fraternelle vire rapidement au règlement de comptes : l'un des membres du trio s’investit plus que les autres, et c’est justement lui qui figure en bonne place sur l’affiche du groupe, qu’il a lui-même conçue !

Pour son quatrième court métrage, Romain Laguna revient à la forme du trio de personnages, qu’il avait déjà admirablement expérimenté dans son premier film, À trois sur Marianne, réalisé dans le cadre de ses études à la Fémis. En l’espace de six années, Laguna a mûri, son cinéma aussi. Le milieu rural, bucolique et rassurant de son enfance a laissé la place à un environnement urbain plus agressif. Le trio de la comédie romantique des origines, composé de deux garçons et d’une fille, s’est mué en groupe de rap 100 % masculin, moins glamour.

Les incursions du cinéma dans le milieu musical sont périlleuses, en particulier pour le rap ; le style véhicule une imagerie riche qu’il est facile de caricaturer sans forcer le trait. Ici, le réalisateur joue des codes sans tomber dans le cliché en choisissant de diriger des rappeurs et non des comédiens professionnels. Le rôle principal est interprété par Melan, musicien toulousain, qui injecte dans le récit des éléments de sa propre histoire. Cette trame documentaire subtile donne au film sa force et sa profondeur. Elle permet aussi d’accepter l’introduction d’éléments purement scénaristiques tels qu’un bébé – la nièce de Melan dans le film – dans le trio de départ. Paradoxalement, l’indésirable va ressouder le groupe, (re)faire la place au texte, à la parole et à l’échange. La petite fille n’est pas l’élément perturbateur annoncé et favorise au contraire une transition en douceur entre une première partie de film nerveuse et conflictuelle – espace réduit, dialogues rugueux et percutants, caméra au plus près des protagonistes – et un deuxième acte plus posé, où les esprits s’ouvrent autant que le cadre. Ce nouvel espace narratif acquis, la mission de l’enfant est terminée : Manon s’endort dans les bras d’Abrazif, bercée par le roulement du fauteuil du rappeur, handicapé depuis un accident dans son adolescence.

Romain Laguna se refuse à proposer un cinéma spectaculaire, mais sait capter la tension ou l’émotion d’une scène en privilégiant, par exemple, les plans-séquences qui valorisent l’aisance oratoire naturelle des comédiens. La liberté des personnages, préservés d’un environnement social ou urbain trop affirmé, offre un récit beaucoup plus universel et léger, à l’image de la séquence “en apesanteur”, drôle et surréaliste, de la fin du film. J’mange froid cumule en toute discrétion un grand nombre de petites qualités – qui aboutissent à un ensemble équilibré et sans faille – et révèle un auteur qui, après quelques détours, semble avoir trouvé sa voie cinématographique en puisant, peut-être, inspiration et énergie dans les confins de la Voie lactée.

Fabrice Marquat

Article paru dans Bref n° 123, 2018.

Réalisation et scénario : Romain Laguna. Image : Aurélien Marra. Montage : Heloïse Pelloquet. Son : Gaël Eleon et Yohann Angelvy. Interprétation : Manel Foulgoc, Kevin Boisdur et Mathieu Parras. Production : Les Films du Clan.