Cahier critique 08/02/2022

“Souvenir souvenir” de Bastien Dubois

Pendant dix ans, j’ai prétendu faire parler mon grand-père sur la guerre d’Algérie. Aujourd’hui, je ne suis plus sûr de vouloir entendre ce qu’il a à dire... ni d’avoir envie de faire ce film, d’ailleurs.

En 1991, La guerre sans nom, documentaire coréalisé par Bertrand Tavernier et Patrick Rotman, frappait par sa manière de mettre en exergue un tabou de l’histoire contemporaine de la République française, à savoir l’incapacité des appelés de la guerre d’Algérie à parler de ce qui s’était passé – de ce qu’ils avaient fait/dû faire – là-bas. Trente ans après, une évolution en la matière existe, mais largement en forme de trompe-l’œil. Bastien Dubois se saisit de la zone d’ombre persistante pour bâtir une œuvre animée intime, directement reliée au quotidien de sa famille. Aujourd’hui, ce n’est plus la génération des pères, mais celle des grands-pères qui “bloque” dans l’expression de la mémoire de ce que l’on désignait alors comme des “opérations de pacification” – une litote qui apparaît dans le film par la voix de la grand-mère. Cette impossibilité de la parole induit un refoulé, comme en psychanalyse, et entrave même, en possible pathologie, un regard lucide pour ceux qui en ont hérité (le réalisateur étant né en 1983, plus de deux décennies après les accords d’Évian). C’est en quoi apparaît passionnante l’enquête menée à la première personne par le réalisateur, se mettant en scène dans un processus tant intérieur qu’artistique, puisque ses questions guident un film en construction sur une période étendue, avec les malentendus que cela peut impliquer, à l’instar de ces démarches documentaires qui utilisent des témoignages de proches ou des secrets de famille.

La richesse de la proposition est de mêler adroitement l’apparence du work in progress et du film achevé, avec ses partis pris narratifs et visuels. Le graphisme est ainsi pluriel, au gré de scènes à la teneur “cartoonesque” presque triviale figurant le fantasme de l’artiste sur ces conscrits rendus fous, comme décérébrés, qui eurent vingt ans dans les Aurès. Ces séquences répondent davantage à la tonalité de la violence convoquée par le cinéma américain dans la représentation de la guerre du Vietnam, tandis que les autres, sur la base d’une peinture animée plus “noble”, reflètent davantage la tradition plus intimiste ou allusive de l’approche française (selon une tendance dégagée par l’historien Benjamin Stora dans son essai Imaginaires de guerre).

Il nous revient d’ailleurs à l’esprit la vision d’un Bruno Collet, décidément spécialiste en la matière, dans Son Indochine (2012), sur un autre conflit colonial s’estompant encore plus nettement dans notre imaginaire collectif. Les spectres de la guerre d’Algérie, eux, demeurent surtout instrumentalisés à des fins idéologico-politiques et Souvenir souvenir s’en fait l’écho sur une tonalité singulière : on veut bien replonger dans le passé s’il se cache derrière une anecdote souriante – une chasse à la gazelle pour le papy taiseux –, mais pas se confronter à ce qui peut rouvrir à vif une plaie difficilement cautérisée.

Christophe Chauville

Article paru dans Bref n°126, 2021.

France, 2020, 15 minutes.
Réalisation et scénario : Bastien Dubois. Son : Vandy Roc. Musique : Anetha, Vandy Roc, Antonio Vivaldi, John Hunter Jr et Jonathan Slott. Animation : Lucas Morandi, Mathilde Le Moal, Mylene Cagnoli, Myrtille Pautet, Kelsi Phung, Julie Bousquet, Olivier Ladeuix, Léa Bancelin, Laure Clemansaud, Christophe Congard, Charles Ouvrard, Fabien Corre, Gabriel Jacquel, Thomas Machart, Gilles Cuvelier et Claire Trolle. Voix : Bastien Dubois, Bernadette Dubois, Bruno Dubois et Malika Mouaci. Production : Blast Production.