“Kitchen” d’Alice Winocour
En l’absence de son mari, une femme se met en tête de lui cuisiner du homard pour le dîner. Mais les deux crustacés se débattent et résistent, déclenchant en elle la spirale infernale de l’angoisse.
Féline, scorpion, gazelle ou dragon, la femme se voit facilement affublée de parures animales... Kitchen propose d'ailleurs d'utiliser ce parallèle entre la femme et la bête pour explorer un sujet, plutôt dans l'époque, qui mérite d'être titillé par le cinéma : le désir féminin, et son acolyte de marque, le plaisir.
Belle mais pas tout à fait zen, la femme de Kitchen, d'Alice Winocour, aurait tout pour être heureuse : un mari, du temps pour elle et un intérieur briqué comme un écrin. Décidée à cuisiner des homards pour le dîner du soir, elle se retrouve pourtant incapable d'ébouillanter les bestioles. Les deux crustacés, et leurs pinces pétries d'un symbole castrateur évident, lui rappellent trop frontalement la béance de son couple. Ils l'obligent, de surcroît, à assumer le fait qu'elle doit avoir la peau de sa propre carapace. Les multiples tentatives de lynchage, qui iront jusqu'à broyer les homards dans le mixeur ou les électrocuter dans la baignoire, orchestrées crescendo en de longues séquences à la froideur chirurgicale, trahissent la violence inhérente à cette mue nécessaire.
Kitchen décuple la force de son récit en l'inscrivant dans le burlesque du quotidien corrosif. À l'image de cette capricieuse libido, l'héroïne en croisade passe par des zones de chaud et de froid, de force et de découragement. Volant le plaisir plus encore qu'elle ne le prend, aux dictats ambiants et à ses propres préjugés, c'est sa liberté qu'elle conquit au-delà de la jouissance. Et à ce jeu des postures sociales, la parité fait loi : le mari est cloué dans le mutisme et la femme est ternie par l'image d'épouse comblée qu'elle s'est construite. Le sexe est montré alors comme une puissance émancipatrice.
Le propos n'est ni neuf ni révolutionnaire. Les féministes des années 1970 en tête ont travaillé pour que la femme soit considérée autrement que comme une jouisseuse exclusivement cérébrale et son corps reconnu comme un objet de plaisir avant tout pour elle-même. La fausse raideur ironique qui imbibe Kitchen empêche toutefois le film d'être récupéré par un militantisme revanchard. Il ne s'agit plus ici de terrasser cette grosse bête d'homme en face de soi, mais d'apprivoiser le joyeux animal caché en nous. Alors que cette gourde de Bridget Jones tente d'ériger sa maladresse enrobée en symbole de la trentaine libérée, Alice Winocour montre ainsi comment les femmes peuvent p(r)endre le mal(e) par la queue... Une idée, elle aussi, très réjouissante.
Amélie Galli
Article paru dans Bref n° 70, 2006.
France, 2003, 15 minutes.
Réalisation et scénario : Alice Winocour. Image : Aurélien Devaux. Montage : Florence Bresson. Son : Frédéric Heinrich, Bruno Reiland et Grégoire Bourdeil. Interprétation : Elina Löwensohn et Bernard Nissile.
Production : Dharamsala Production.