Cahier critique 30/08/2022

“Au loin, Baltimore” de Lola Quivoron

La liberté ne signifie qu’une seule et unique chose pour Akro : rouler en moto-cross dans la cité, comme un prince, la roue avant braquée vers le ciel. Mais ce soir-là, le moteur lâche.

C’est avec ce film que Lola Quivoron avait achevé son cursus en réalisation à la Fémis, en 2016, avec une grande première au Festival de Locarno à la clé. Il résultait de la rencontre, décisive dans la vie de la jeune cinéaste et pour son inspiration, avec le milieu du cross-bitume, discipline née aux États-Unis, à Baltimore plus précisément (pour qui trouverait le titre énigmatique), ce qui la conduirait aussi à y enraciner son premier long métrage, Rodeo.

Le pont entre le court au long est évident, mais les films ne participent pourtant pas du même registre. L’énergie de Rodeo contraste avec la douceur, sinon une gravité mélancolique, de ce court métrage centré sur la double figure d’un biker et de son petit frère. On est en périphérie parisienne, dans une cité lambda, et le jeune homme, Akro, vit sa passion à fond, échappant ainsi à la morne existence que lui promet ce cadre familial et social. Aucune présence féminine : la mère est absente (est-elle partie ou décédée, on n’en saura rien…) et le père se voit représenter en creux, sur une démarche volontiers pointilliste. Il est là, dans sa chambre, mais endormi très profondément (“On dirait qu’il est mort…”, lâche même le cadet des frères), couché tout habillé et avec ses chaussures, sans être allé au travail, ce qui laisse supposer qu’il est sévèrement bourré. Les dialogues laissent entrevoir le conflit qui l’oppose à Akro, la distance qui s’est creusée entre eux, et le fait que le garçon n’est plus le bienvenu dans l’espace du foyer. L’écriture joue ainsi pleinement du contraste entre l’intérieur et l’extérieur : le huis clos familial asphyxiant, dans la pénombre des rideaux tirés, et la liberté de respiration, au dehors, sur les bécanes pétaradantes lancées à pleine allure. Au corps inerte du père répond le mouvement et l’énergie des véhicules et de leurs conducteurs. Le petit frère d’Akro est confiné dans l’appartement exigu et rêve d’imiter son aîné, espérant que celui-ci l’emmène en selle, au-delà de leur importante différence d’âge. Et le motif initiatique qui revient dans chacun des films de la jeune cinéaste (voir aussi Fils du loup) s’épanouit lorsqu’Akro se résout à accéder à la demande du gosse, tout en roulant très prudemment et sans se livrer à quelque “akrobatie” que ce soit, avec la même attention que lorsque, dans la salle de bains, il lui donne ses directives pour que le petit se lave tout seul, se savonne et se shampouine, malgré les cris de douleur appuyés qu’il pousse étrangement.

C’est aussi en cela que le regard inattendu et précieux de Lola Quivoron se pose sur ses personnages : la douleur ne vient pas forcément d’où l’on pourrait le penser à première vue ; la violence n’est pas celle du choc de tomber sur la chaussée et y laisser de la peau, ou même sa vie. Elle est dans l’absence d’horizon, de futur, d’espoir, dans ces quartiers abandonnés où trouver une passion pour occuper le temps est déjà une victoire en soi. Il y a non seulement de l’affection, de la tendresse dans l’approche, mais aussi une sorte de noblesse dans la représentation – voir le cadrage en légère contre-plongée d’Akro sur sa Yamaha, comme un chevalier sur son destrier.

Lola Quivoron empoigne le cinéma avec intelligence et en connaissant le sens d’un plan, et construit un récit de mythologie urbaine du XXIe siècle, ce que poursuit aujourd’hui Rodeo. Et tant mieux, ô combien, si cela emmerde la frange ultra-droitière des médias focalisée depuis quelques semaines sur le prétendu phénomène des “rodéos urbains”. On ne résiste pas à citer à cet égard le chapeau du compte-rendu de la présentation cannoise du film sur le site du très réactionnaire périodique Causeur : “La réalisatrice Lola Quivoron déplore que le terme “rodéo sauvage” soit connoté négativement. Selon elle, les voyous du bitume, qui cassent les oreilles de nombreux voisinages et narguent la police, sont des Michel-Ange de la rue à prendre en considération. Notre chroniqueuse y voit une preuve ultime de la déconnexion entre des élites cannoises bavardes et le peuple.” Tout commentaire semble fortuit ; il y en eut bien, après tout, pour s’émouvoir des vrombissements de Brando et sa bande de blousons noirs dans L’équipée sauvage… Au début des années 2020, Baltimore est de plus en plus loin, dirait-on, mais la liberté poétique d’artistes tels que cette réalisatrice incontestablement virtuose trouvera toujours un soutien, auprès de nous – et de quelques autres, heureusement !

 

Christophe Chauville

France, 2016, 26 minutes.
­Réalisation : Lola Quivoron. Scénario : Lola Quivoron, Pauline Rambeau de Baralon et Pauline Ouvrard. Image : Maxence Lemonnier. Montage : Félix Rehm. Son : Lucas Doméjean, Valentin Sampietro et Saoussen Tatah. Interprétation : Clark Gernet, Owen Kanga et Jean-Marie Narainen. Production : La Fémis.