Extrait
Partager sur facebook Partager sur twitter

Palermo sole nero

Joséphine Jouannais

2021 - 26 minutes

France - Documentaire, Fiction

Production : G.R.E.C.

synopsis

Dennis et Ibra vivent à Palerme sans savoir combien de temps ils pourront y rester. Quand Ibra disparaît, Dennis part à la recherche de son ami dans la ville, sous les regards des Saints protecteurs.

Joséphine Jouannais

Née à Paris en 1994, Joséphine Jouannais a suivi des études de lettres avant d'intégrer l'INSAS (Institut national supérieur des arts du spectacle), à Bruxelles, en section réalisation. Elle en est sortie diplômée en 2019 avec son film de fin d'études : Ismaël.

Elle a réalisé à Palerme deux courts métrages se situant entre documentaire et fiction : Elezioni (2018) et Palermo sole nero (2021). Ce dernier a été produit dans le cadre de la résidence Frontières organisée par le GREC, en partenariat avec le Musée de l'immigration.

Le film a reçu le Grand prix de la compétition française courts métrages au Fifib, à Bordeaux, en 2021. Il a été sélectionné la même année à Côté court, à Pantin, et a fait partie de la présélection au César du meilleur court métrage documentaire en 2023.

Joséphine Jouannais poursuit désormais son travail sur ce territoire avec un nouveau film : Rumori della Kalsa.

Critique

Certains cinéastes parviennent à poser sur une réalité critique un regard qui, dénué d’angoisses moralisatrices, pourrait être qualifié d’humaniste. Contrariant les tendances nationalistes et réactionnaires, le cinéma permet de ce fait de se connecter avec les enjeux éthiques les plus banals : l’autre, l’autre que soi, l’autre proche de soi, voire même l’autre en soi, récupère ainsi sa légitimité d’exister. Roberto Rossellini, dès 1945, appréhendait la poétique cinématographique comme un moyen privilégié pour désamorcer les haines racistes nourries par l’autoritarisme fasciste. Aussi faire du cinéma revient-il à rompre avec les généralités qui condamnent ceux qui apparaissent comme différents, et que l’on désigne comme ennemis. À l’heure où l’Italie développe à nouveau une rhétorique discriminatoire blâmant les “migrants” – des boucs émissaires pourtant sans défense –, le cinéma redevient une instance de retournement de la perspective. La cinéaste française Joséphine Jouannais, dans le cadre de son premier court métrage de fiction (produit par le G.R.E.C. dans le cadre de la Résidence Frontières), décide justement, et en terre italienne, au bord de l’Europe, d’accueillir des formes de vie que le discours néo-fasciste veut figer, enfermer, marginaliser.

Cela aurait pu être l’île de Lampedusa. Mais c’est la Sicile, et plus précisément Palerme, que la réalisatrice investit comme cadre narratif. Ce contexte ne lui est pas étranger : elle avait fait de ce territoire l’objet d’un film précédent, documentaire. À l’appui de la connaissance acquise sur cette ville, sur ses habitants et la mentalité qu’ils partagent, elle propose dans Palermo sole nero une traversée diurne de la ville où des réfugiés vivent, observent, trouvent des repères et nourrissent des espoirs de survie. Évitant le regard à distance, qui aurait pu juger des personnages-clichés, la cinéaste préfère immerger le spectateur dans la sociabilité quotidienne de ces êtres forcément errants. La traversée permet de suivre un dénommé Dennis, lequel cherche, retrouve, puis perd à nouveau un autre réfugié : Ibra. Joséphine Jouannais porte une attention sidérante envers les visages. Sa caméra assume une proximité quasi-anthropologique, tout en abordant chaque être au milieu d’un lieu, au creux de son environnement. Le cinéma semble rendre au personnage un emplacement ; il fait de lui un “être-là”.

Dennis et Ibra sont comme des frères. C’est souvent comme ça qu’ils s’apostrophent l’un l’autre, usant pour échanger soit de l’italien, soit de l’anglais. L’entremêlement linguistique ne rompt pas le lien, bien au contraire. Il est l’étalon d’une confusion plus étendue, touchant à la limite entre les faits et les croyances, l’histoire et la mythologie. Les deux personnages cherchent ensemble un chemin tout en ne sachant où aller, l’hésitation rencontrant la stagnation, au milieu des rues et des monuments, au milieu aussi des rumeurs et du “qu’en dira-t-on”. Palermo sole nero propose une immersion au cœur des pensées échangées transmises en téléphone arabe. Mais l’angle choisi par la cinéaste est celui des réfugiés : c’est à travers eux que la mythologie locale, en partie liée à une figure maure, s’imprègne dans la vie. Et la puissance du film réside en grande partie dans l’inventaire qu’il dresse des lubies personnelles et collectives, mi-sacrées mi-rationnelles. Le film s’avère finalement une invitation à un voyage interstitiel : entre les générations, entre les couleurs de peau, mais aussi entre les humains et les animaux. À tel point que le réalisme mythologique qui s’invente étonne à chaque seconde, par la justesse et le désarroi qu’il parvient à révéler. Replacer du (vrai) doute là où l’idéologie impose sa (fausse) certitude.

Le poète italien Erri de Luca écrit dans Aller simple : “Italìa, Italìa, est-ce ça l’Italìa ? Ils ont un joli mot pour leur pays, des voyelles pleines d’air.” Sauf que c’est plutôt le manque d’air qui semble assombrir le visage de Dennis, accroupi sur un rocher devant la baie de Palerme, dans le dernier plan du film. Le mépris, aux portes de l’Europe, fait suffoquer.

Mathieu Lericq

Réalisation et scénario : Joséphine Jouannais. Collaboration au scénario : Marianne Espasa. Image : Raimon Gaffier. Montage : Juliette Sibran Conejoro. Son : Yannis Do Couto, Fanny Klingler et Yannick Delmaire. Musique originale : Fabio Viscogliosi. Interprétation : Dennis Appiah et Ibrahima Deme. Production : G.R.E.C.