Extrait
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Goémons

Yannick Bellon

1947 - 23 minutes

France - Documentaire

Production : Les Productions Cinématographiques (LPC)

synopsis

Dans une ferme ingrate située sur l’île de Béniguet, au large de la pointe du Finistère, vivent un couple avec une petite fille et huit ouvriers agricoles engagés à l’année pour récolter le goëmon noir, riche en iode. Yannick Bellon, alors jeune réalisatrice de 24 ans, fait trois voyages entre 1945 et 1947 pour filmer l’âpreté du travail de ces hommes et de cette femme sur cette île.

Yannick Bellon

Née le 6 avril 1924 à Biarritz, Marie-Annick Bellon, dite Yannick Bellon, est une réalisatrice française, également monteuse, scénariste et productrice pour la société Les Films de l’Équinoxe.

Fille de la photographe Denise Bellon, elle grandit avec sa sœur Marie-Laure (qui deviendra la comédienne et dramaturge Loleh Bellon) dans un milieu artistique marqué à gauche, proche des surréalistes.

Elle fait ses études d’abord à Nice, au Centre artistique et technique des jeunes du cinéma, durant l’Occupation, puis à l’IDHEC. Elle réalise après la guerre son premier film, Goémons, qui remporte le Grand prix du documentaire à la Biennale de Venise 1948. Plusieurs autres courts métrages suivront, dont Colette, consacré à l’écrivaine, et Varsovie, quand même…, dont le texte est écrit par son époux Henry Magnan.

Ce dernier, qui s’est suicidé en 1965, inspirera aussi le premier long métrage de la réalisatrice, Quelque part quelqu’un, en 1972. Sept autres longs suivront, dans une tonalité féministe souvent engagée et abordant des sujets de société comme le divorce (La femme de Jean), le viol (L’amour violé) ou le cancer du sein (L’amour nu).

Yannick Bellon s’est éteinte le 2 juin 2019, dans le XVIIIᵉ arrondissement de Paris.

Critique

Après-guerre, alors que la forme courte est essentiellement dévolue au documentaire, Bellon emboite le pas tant à Jean Epstein, cinéaste qui a lui-même illuminé la Bretagne en filmant de jeunes goémoniers de l’île de Bannec dans Finis terrae (1929), qu’à Georges Rouquier, qui vient de réaliser le court métrage Le tonnelier (1942) et avec qui Bellon partagera beaucoup, notamment un même producteur (Étienne Lallier) et une même passion pour L’homme d’Aran (1934) de Robert Flaherty, c’est-à-dire pour un cinéma du réel très romancé, un néoréalisme avant l’heure, un cinéma en quête du vrai qui s’intéresse aux gestes, aux visages et qui montrent ceux qu’on ne voit pas d’ordinaire (les besogneux) ; un cinéma documentaire qui semble avoir tant pour moteur la transmission d’une certaine vision du réel, d’un réel non montrable, que le désir de susciter, à travers sa mise en scène, une espèce d’épiphanie ; toute une lyrosophie, aurait dit Epstein.

Comme nous l’apprend Bellon dans son dernier beau film autobiographique D’où vient cet air lointain ? (2018), le choix du lieu de tournage s’est fait à la dernière minute. “Nous avions raté le bateau pour l’île de Ouessant, raconte-t-elle, pour finalement accoster une île plus isolée, plus secrète.” Le choix de Béniguet, l’île bénie en breton, se révèle précieux et fort en sémantique. Bien que documentaire, le film épouse la dramaturgie des plus grandes tragédies où, quoique fassent les personnages, domine l’irrévocable fatum, la bénédiction ou la malédiction des dieux. Béni ou maudit ? Plutôt maudit au départ, le film lui-même a été le jouet d’incroyables rebondissements dont une bobine entièrement voilée (1). Maudit jusqu’à sa sortie, en 1948, où il fut frappé de l’interdiction de diffusion à l’étranger, car il dévoilait les conditions de travail de la classe ouvrière française…

La même année, une même polémique accompagne la sortie de La terre tremble de Luchino Visconti. C’est dire combien, à cette époque, le cinéma, art lumière, éclaire un nouveau monde, et cela ne va pas de soi.

Goémons suit, à une juste distance, avec respect, le quotidien d’ouvriers qui récoltent le goémon, une algue riche en iode, utilisable comme engrais ou combustible. Certains sont intérimaires, ils débarquent à la belle saison, puis repartent avec leur navire chargé de pains d’iode que l’on transformera ensuite en soude. Les autres sont là depuis on ne sait combien de temps pour… toujours. Bellon les regarde. Leurs gestes répétés, leurs habits rapiécés, leurs habitudes, leur fatigue, leur misère silencieuse, leur dénuement. À la différence de Visconti, la réalisatrice ne délivre pas de lecture marxiste (pas de méchant patron ici). Rien de manipulateur. Rien, par ailleurs, de vraiment sordide, ni de vraiment larmoyant. La construction fermée, cyclique, confère à Goémons l’ampleur des grands récits mythologiques, lesquels ne cessent de raconter tant la création du monde que son implacable organisation. De la raideur du réel émane une poésie insensée. Les hommes que filment Bellon ne sont déjà plus des hommes, mais des figures. À l’instar du cinéma américain, la cinéaste, également ethnologue et anthropologue, dessine une nouvelle mythologie de l’ouest, des visages, des identités (celle de l’ouvrier, celle du paysan breton), des figures de légende, imprimées, scellées dans le sceau de l’argentique, qui ne cesseront dès lors, comme des fantômes, de revenir hanter l’immensité des paysages, de la terre et des hommes.

Donald James

Réalisation : Yannick Bellon. Image : André Dumaître. Musique originale : Guy Bernard. Voix off : Michel Vitold. Production : Les Productions Cinématographiques (LPC).