Extrait
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Bab Sebta

Randa Maroufi

2019 - 19 minutes

France, Maroc - Documentaire

Production : Mont Fleuri Production, Barney Production

synopsis

“Bab Sebta” est une suite de reconstitutions de situations observées à Ceuta, enclave espagnole sur le sol marocain. Ce lieu est le théâtre d’un trafic de biens manufacturés et vendus au rabais. Des milliers de personnes y travaillent chaque jour.

Randa Maroufi

Randa Maroufi, née à Casablanca en 1987, est une artiste contemporaine franco-marocaine, qui vit et travaille à Paris. Elle utilise la photographie, la vidéo, l’installation, la performance et le son.

Diplômée de l’Institut national des Beaux-Arts de Tétouan, Maroc (2010) et de l’École supérieure des Beaux-Arts d’Angers, France (2013), elle est aussi passée par Le Fresnoy-Studio national des Arts contemporains, à Tourcoing (2015). Elle s’intéresse en tant qu'artiste à la mise en scène des corps dans l’espace public ou intime et sa démarche est souvent politique, revendiquant l’ambiguïté pour questionner le statut des images et les limites de la représentation.

Elle a exposé dans de nombreux pays et a reçu plusieurs prix pour ses films Le Park (2015) et Bab Sebta (2019). Ce dernier a reçu notamment le Grand prix du Festival du film de Tampere, en Finlande, en 2020.

En 2021, elle a signé pour Le Bal, entre documentaire et fiction, Dans mon réseau.

Critique

Si le titre, Bab Sebta, translittération depuis l’arabe, peut paraître assez cryptique, sa traduction en “la porte de Ceuta” fait accéder immédiatement à toute une actualité en même temps qu’à un imaginaire. Ceuta est, avec sa jumelle Mellila, une enclave espagnole situé dans le nord du Maroc, frontière directe avec l’Espagne et donc l’Union européenne. Cette situation en fait l’un des plus importants points de tension de ce que l’actualité nomme la “crise migratoire”. Comme d’autres de ces points, Ceuta s’invite régulièrement à la une, comme en 2021, quand les migrants furent les pantins de cyniques différends diplomatiques entre la Maroc et l’Espagne, se matérialisant par un flux de 8 000 personnes dans des conditions inhumaines.

Par sa capacité et sa volonté politique de regarder, de mettre en forme, le cinéma documentaire s’est largement emparé de la question des migrations, avec des œuvres fortes, comme en 2008 Mirages d’Olivier Dury, et parfois avec un grand écho – Fuocoammare, par-delà Lampedusa de Gianfranco Rosi reçut le Lion d’or à Berlin en 2015. Comme d’autres sujets ou situations engageant la dignité humaine et sa représentation, les migrations mettent en jeu des questions d’éthique du regard, et de la mise en scène. C’est l’un des intérêts de Bab Sebta, proposition très ambitieuse et originale particulièrement convaincante.

Bab Sebta se place aux antipodes de l’immersion dans le quotidien ou les événements. Plutôt que le terme de reconstitution, il serait plus juste d’utiliser celui de “re-enactment”. Randa Maroufi joue à plein la carte de l’écart, de la distance, avec un tournage qui fut entièrement réalisé en studio. Si cela correspond à un choix, disons intellectuel et conceptuel, ce fut aussi une nécessité, puisque les prises de vue sont strictement interdites à la frontière. Par contre, une partie de la matière sonore y fut réalisée, mais pas l’intégralité, la cinéaste prenant aussi en ce domaine beaucoup de libertés en façonnant une véritable création sonore aux sources diverses (sons glanés sur YouTube, bruitages élaborés en post-production). “Re-enactment” plutôt que reconstitution, car dans le fait de reproduire les gestes, de revivre les situations, d’entendre et de redire les mots, se joue quelque chose de l’ordre de la catharsis. Et pas tout à fait à l’endroit supposé quand on apprend ceci de Randa Maroufi : “Je suis enfant d’un inspecteur de douane, plusieurs membres de ma famille travaillent dans l’import et l’export, la douane, la frontière de Sebta. Il nous est déjà arrivé de consommer de la marchandise de saisie douanière en provenance de Sebta.”

Bab Sebta est donc éminemment personnel, et de ces films qui font le pari que les puissances du faux peuvent être au service du surgissement de quelque chose de l’ordre d’une vérité. On découvre l’audacieux dispositif avec une impressionnante vue zénithale glissant lentement sur l’espace au sol, qui convoque aussi bien l’idée d’une surveillance panoptique – le point de vue d’un drone –, mais aussi la cartographie, l’architecture, la topographie, et même le plateau d’un jeu de société. À quoi s’ajoute la dimension chorégraphique : ballet de corps et d’objets, de matières et de couleurs dans ce qui s’apparente à des tableaux vivants. Ce flux visuel et sonore, entêtant et riche, se poursuit ensuite avec des travellings. On fait à travers Bab Sebta une expérience intense de cet espace frontalier de la négociation et des trafics, de l’empêchement et de la débrouille, de l’ingéniosité et de la cruauté humaines. La mise à distance et la théâtralité mises en œuvre par Randa Maroufi contribuent assurément à faire apparaître, à partir d’un point géographique précis, d’autres fronts. Ceux de la migration et, au-delà, un imaginaire de la violence et de l’oppression.

Arnaud Hée

Réalisation et scénario : Randa Maroufi. Image : Luca Coassin. Montage : Ismaël Joffroy Chandoutis et Randa Maroufi. Son : Mohamed Bounouar et Christian Cartier. Voix : Nouha Ben Yebdri, Ahmed Ben Youssef et Mohamed Mohrach. Production : Mont Fleuri Production, Barney Production.

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