News 14/01/2019

Varda tout court

“Quinze jours avec Agnès Varda”, c’est le rendez-vous exceptionnel que propose la Cinémathèque française du 16 au 28 janvier 2019, en présence de cette légende vivante du cinéma mondial, qui fut toujours régulièrement active dans le format court.

Après sa consécration pour Sans toi ni loi (1985) à la Mostra de Venise, Agnès Varda réalise un film de trois minutes, T’as de beaux escaliers tu sais. Pour célébrer les 50 ans de la Cinémathèque française, accueillie depuis 1963 au Palais de Chaillot, elle trouve son inspiration dans son architecture. Plus de 30 ans après, c’est l’institution, installée dans un bâtiment de Frank Gehry, qui rend hommage à la photographe, cinéaste et artiste (tout le programme en détails ici). 

Agnès Varda déploie depuis 70 ans une œuvre personnelle naviguant entre fiction et documentaire, parfois proche du journal intime et fondamentalement ancrée dans son temps. Une œuvre où se déploient des obsessions, des jeux et des couleurs, des histoires singulières, et souvent une modestie de moyens. En 1954, elle marque les esprits avec La pointe courte, son premier long métrage (photo ci-contre), dont elle signe le scénario, la réalisation et la production. Celle que l’on désigne quelques années plus tard comme la précurseuse de la Nouvelle Vague est souvent associée aux cinéastes dits “Rive gauche” ainsi qu’au “Groupe des trente”. Elle est proche de Jacques Demy, son mari et complice, mais aussi d’Alain Resnais, ami et monteur de sa première fiction, et de Chris Marker, dont elle partage l’amour des chats, la qualité littéraire des commentaires, l’exploration des multimédias et l’attachement aux courts métrages. Elle en a, à ce jour, réalisé 17. 

Sous-titré “Carnet de notes filmées rue Mouffetard à Paris par une femme enceinte en 1958”, L'opéra-mouffe rend compte de la déformation d’un regard sur le monde, quand il est pris d’amour, d’ivresse, d’angoisse, d’envie, etc. – autant d’intertitres rythmant le film dans un désordre apparent. Il entremêle le quotidien des commerçants, des habitants et des miséreux de la rue parisienne alors populaire, avec des images-symboles (une citrouille découpée, une colombe enfermée…) et des plans allégoriques. Il annonce le documentaire ouvertement subjectif de Varda. Il préfigure aussi sa distance avec l’approche psychologique et sa capacité à utiliser des images documentaires pour rendre compte de l’état mental d’un personnage fictif. Les débuts de la cinéaste comprennent aussi deux films touristiques de commande réalisés “pour faire ses gammes” avec les producteurs : Ô saisons, ô châteaux (1957), produit par Pierre Braunberger, et Du côté de la côte (1958), produit par Anatole Dauman. C’est finalement Georges de Beauregard, autre grande figure de la Nouvelle Vague, qui produira son deuxième long métrage, Cléo de 5 à 7 (1961), puis Mag Bodard qui accompagnera les deux suivants : Le bonheur (1964) et Les créatures (1965). 

Au milieu des années 1960, Agnès Varda et Jacques Demy reçoivent une proposition originale : Louis Aragon et Elsa Triolet leur demandent un portrait croisé. Seule Varda réalisera Elsa la rose (1965), regard porté sur l’écrivaine et muse mythique, alors âgée de 70 ans. Elle y superpose les poèmes d’Aragon, lus à toute vitesse par Michel Piccoli, transformant ses textes en performance de poésie sonore. On peut rapprocher ce film d’un autre dialogue esthétique avec un poète que la cinéaste propose 20 ans plus tard avec Les dites Cariatides (1984), répondant à la commande d’un magazine de TF1 sur les femmes-statues. La réalisatrice filme ces héroïnes de l’architecture haussmannienne, particulièrement prisées en 1860-1870, les présentant comme des signes dont on aurait perdu le sens. Elle revient, en citant Vitruve, sur le destin de ces femmes devenues butin de guerre avant d’être érigées, pour célébrer une victoire, en colonnes puis en canon esthétique. Utilisant cette fois-ci sa propre voix, à la fois fantaisiste et grave, la cinéaste reprend des extraits de l’œuvre et de la vie tragique de Charles Baudelaire – rôdeur parisien devenu aphasique un an avant sa mort – proposant à son tour une flânerie dans les “plis sinueux” de la ville (1). 

De nature vagabonde, Agnès Varda balaye de très nombreux territoires, de la région de la Méditerranée où son œuvre prend naissance à la révolution cubaine, de la vie des classes populaires françaises à celle des artistes hippies californiens, du mouvement de libération des Noirs américains à celui des femmes de l’Hexagone. À la fin des années 1960, sortant à peine de l’aventure de Loin du Vietnam (2), installée à Los Angeles avec Jacques Demy qui y réalise Model Shop (1969), elle ne témoignera pas de Mai 68, mais du Mouvement des droits civiques. 

La panthère a été choisie comme emblème parce que c’est un animal noir et magnifique qui n’attaque pas mais se défend férocement […] des policiers appelés plus couramment les cochons”. Dans Black Panthers (1978), Varda filme avec une caméra 16 mm prêtée par des activistes de l’University of California de Berkeley, les rassemblements organisés à Oakland pour la libération de Huey Newton. Des militants, sympathisants et leaders comme Bobby Seale, Kathleen Cleaver et Huey Newton lui-même (qu’elle interviewe en prison) expliquent face à sa caméra leurs programme et revendications, de principes marxistes aux préoccupations culturelles et domestiques, de considérations historiques aux enjeux internationaux. 

Uncle Yanko (1967), portrait d’un artiste anticonformiste, naît dans cette période contestataire, mais c’est le ciné-tract Réponse de femmes (Notre corps, notre sexe) qui témoigne en 1975 d’un autre mouvement politique, contemporain aux révoltes des Noirs, ouvriers et étudiants : le MLF. Sous cette forme et en sept minutes, Agnès Varda répond ainsi à la question “Qu’est-ce qu’une femme ?” posée par Antenne 2 : “pas un homme sans queue ni tête”, avant de réaliser l’année d’après Plaisir d’amour en Iran (photo ci-contre), avec Pomme et Darius, les personnages de L’une chante, l’autre pas.

Après la révolution castriste, Varda s'était rendue à Cuba à l’instar de nombreux écrivains, artistes et cinéastes. Elle en rapportait Salut les Cubains (1964), à la fois journal de voyage et essai personnel, où elle témoigne affectueusement de la réalité politique du pays tout en s’en détournant pour explorer les détails de la vie quotidienne et sa poésie. Il s'agit alors de son premier court constitué de photographies commentées. 

Avant de se lancer dans l’aventure cinématographique, Agnès Varda était en effet photographe, suivant dès 1948 le Théâtre national populaire, puis le Festival d’Avignon de Jean Vilar. Dans Ulysse (1982, photo ci-contre), la réalisatrice revient sur ce passé et confronte ses propres souvenirs à ceux des protagonistes d’une “composition avec figures” réalisée en 1954, alors qu’elle prépare son premier film. De ses qualités artistiques à sa valeur documentaire, Varda raconte à travers ce cliché ce qu’il signifie pour elle et pour d’autres. Le film s’apparente ainsi à une enquête sur le temps, le sens et l’interprétation d’une photographie. Dans la foulée, elle conçoit Une minute pour une image (1982), projet d’émission télévisée hors norme (3), qui aboutit à une collection de photographies s’éveillant à l’écoute de sa voix. 

Dans Ydessa, les ours et etc (2004), la cinéaste utilise là encore le commentaire pour diriger l’attention des spectateurs vers le détail d’une image, indiquer son admiration ou inventer des histoires derrière des visages. Elle revisite l’exposition d’une collection de photographies ayant toutes en commun de représenter un ours en peluche. Varda avait déjà réalisé une fiction expérimentale née d’impressions procurées par une exposition d’art contemporain (4). Ici, la réalisatrice crée des fictions à partir d’images documentaires, chargées de petites histoires et de grande Histoire, et de l’artiste, curatrice et collectionneuse Ydessa Hendeles.

Au début des années 2000, la cinéaste devient elle-même artiste et commissaire d’expositions et cette activité prend le pas sur les courts métrages (ou les déplace dans d’autres espaces, pourrait-on dire aussi). Alors âgée de 75 ans, elle réalise tout de même Le lion volatil (photo ci-contre), jeux de mots visuels sur la place Denfert-Rochereau, et Les trois boutonscommande de la marque italienne Miu Miu, terminée en 2015. Parcourir la production courte d’Agnès Varda revient à traverser tous supports, formats et durées, des univers divers et variés, en noir et blanc et en couleur, indépendants ou intrinsèquement liés à des longs métrages, comme Les fiancés du Pont MacDonaldinterprétés par Jean-Luc Godard et Anna Karina, et regardé à travers la lucarne d’une cabine de projection par Cléo. Pour Agnès Varda, les courts métrages ne se réduisent pas à un passeport vers le long et se jouent des frontières cinématographiques. Ils dressent un autoportrait éloquent : celui d’une documentariste ouverte sur le monde et ses transformations sociales, d’une réalisatrice qui s’accomplit par la narration dans un registre poétique et ludique, d’une cinéaste de l’innovation formelle puisant son inspiration dans un réseau complexe de sensations et de modes d’expression artistiques. 

Florence Tissot
Adjointe du collaborateur artistique auprès de la Direction générale de la CF

1. “C’est en cela que les Cariatides apparaissent in fine comme le prétexte d’un film poétique sur la conception baudelairienne de la beauté.”. Mathilde Labbé, qui développe une analyse du film d’Agnès Varda et de La Plaie au couteau Charles Baudelaire de Yannick Bellon. 
2. Bien que son nom apparaisse sur le générique et certaines affiches, la contribution d’Agnès Varda à ce film collectif de 1967 n’a pas été retenue dans le montage final. Seules quelques images ont été utilisées dans le sketch de Jean-Luc Godard, le reste de ses rushes ont été perdus.
3. “Chaque jour, on montrerait une photographie à la même heure (…), on la montrerait pendant 10 ou 15 secondes, sans rien dire, ni de qui elle est, ni où elle a été faite, ni ce qu’elle représente. Puis je demanderai à une personne, toujours inconnue du spectateur, de parler pendant une minute.
4. 7 p., cuis., s. de b., ... à saisir, inspiré de l’exposition “Le vivant et l’artificiel” de Louis Beca, présentée à Avignon en 1984.

Photo de bandeau : Varda in Californialand, © Julia Fabry / Ciné-Tamaris.