Livres et revues 11/06/2018

“Chronique d’un été” par “La voix manquante”, de Frédérique Berthet

Prix du livre de cinéma 2018, “La voix manquante”, de Frédérique Berthet, se penche sur la place particulière occupée par Marceline Loridan dans “Chronique d’un été”, le documentaire de Jean Rouch et Edgar Morin.

En 1960, Jean Rouch et Edgar Morin réalisent Chronique d’un été et tous ceux qui ont vu cet emblème du cinéma-vérité se souviennent d’une séquence très particulière, quasi autonome, pendant laquelle, une jeune femme, cadrée de loin, de plus en plus loin, mais dont la voix demeure toujours identiquement proche, égrène des souvenirs douloureux liés à son passé de déportée. C’est autour de la place qu’occupe Marceline Loridan dans ce film que se déploie l’essai de Frédérique Berthet.

Aucune armature théorique affichée d’emblée ni prétention à corriger ce qui n’aurait pas été perçu par d’autres, cette analyse de film peut apparaître au premier abord comme modeste, semblant rivée à l’observation minutieuse d’une œuvre, à ses conditions de production et de réalisation. Ce n’est que peu à peu que se dessinent l’ampleur et l’originalité de La voix manquante dont on perçoit progressivement combien cet ouvrage est le fruit d’un travail considérable, jamais signifié comme tel, mais au contraire estompé par l’élégance de l’écriture.

Tout film est le fruit de compromis, la résultante d’un certain nombre de choix, au tournage puis au montage, et dans lesquels le hasard, les aléas de la réalité – voire les relations humaines – prennent leur part, part sans doute encore plus grande dans le champ du documentaire. Et puis, quiconque regarde un film, le voit à une certaine époque, lesté de ce qui l’entoure – son présent – et du temps, plus ou moins long, qui s’est écoulé depuis le tournage.

Cette situation qui prévaut en amont – production et réalisation – et en aval – réception –, pour relever du truisme, n’est finalement que rarement prise en compte ; et c’est ce à quoi Frédérique Berthet s’est attelée magistralement. Autrement dit, elle arrive, au fil de son écriture, à élaborer une analyse qui relie le film lui-même, le propos qu’on pouvait lui attribuer au moment de sa sortie, ce qu’on peut en entendre aujourd’hui, et tout cela au regard de la façon dont a été monté le matériel enregistré, en confrontant la chronologie du tournage, ce qui en a été retenu, ce qui a été éliminé, sur la base de témoignages, de documents et de l’intégralité des rushes auxquels elle a eu accès.

Le plus passionnant est peut-être le sentiment que nous avons d’être dans la tête de la chercheuse, de découvrir peu à peu avec elle, des cheminements de pensées, des informations, de voir comment elle les confronte, les met en relation avec d’autres. Frédérique Berthet ne nous délivre pas un savoir clos, définitif, mais nous donne à lire et à voir un cheminement, qui laisse perceptible la difficulté de tout analyste d’arriver à restituer dans une écriture cursive l’ensemble des pistes de réflexions auxquelles la moindre séquence du film invite.

Tout cela peut sembler un peu théorique. Il n’en est rien. C’est surtout que je ne tiens pas à dévoiler le substrat de ce travail exemplaire, qui situe la place de Chronique d’un été dans l’histoire, celle du cinéma direct, et dans celle qui a à voir avec la mémoire de l’holocauste.

On pourrait qualifier sa démarche de « féministe », même si elle n’est pas revendiquée en tant que telle, dans la mesure où il s’agit, ni plus ni moins, pour cette universitaire, de restituer la place de Marceline Loridan, à la fois centrale dans le film et pionnière dans le témoignage des survivants des camps de la mort.

Un Prix du livre de cinéma amplement mérité.

Jacques Kermabon


Frédérique Berthet, La voix manquante, P.O.L, 2018, 19 euros.

 

 

Frédérique Berthet évoque son travail