Festivals 22/11/2019

Rencontre avec Lucie Borleteau, à l’occasion de la sortie de “Chanson douce”

En amont du focus qui lui est dédié sur Brefcinema depuis le 27 novembre, Lucie Borleteau nous a accordé un entretien.

Avec Chanson douce, votre deuxième long métrage, vous avez désormais réalisé autant de longs que de courts : quel regard portez-vous, avec le recul, sur ces derniers ?

En fait, j'ai réalisé trois courts métrages avant de passer au long – le premier est un documentaire autoproduit, Nievaliachka, qui a peu circulé dans les festivals. Trois moyens métrages, pour être exacte, puisqu'ils font tous un peu plus de 30 minutes – le format plus court reste pour moi une terra incognita, je trouve ça très difficile.

Pour moi, ces moyens métrages étaient des films à part entière. La grande différence est la manière dont ils sont exploités et visibles par le public, puisqu'ils ne sortent pas en salles. Mais ils demandent autant d'investissement et de prises de risques qu'un long métrage ! Entre temps, j'ai réalisé les six épisodes d'une série pour Arte (Cannabis, désormais en ligne sur Netflix) et quand je fabrique tous ces objets filmiques, je m'y plonge totalement. Déjà, avec Les vœux et La grève des ventres, j'aimais l'idée de faire des films différents, de changer d'univers à chaque fois, de me lancer des nouveaux défis. Ce qui a continué par la suite…

Avec le recul, je me dis que ces films “courts”, qui peuvent parfois se “monter” plus facilement parce qu'ils nécessitent moins d'argent, étaient une manière de confronter mon désir de faire du cinéma à la réalité. Ce sont de bons souvenirs. Même si je ne les ai pas revus depuis longtemps…

 

 

 

 

   Les vœux (2008) et La grève des ventres (2012).



Aviez-vous envisagé jusqu’alors de pouvoir tourner autre chose qu’un scénario original, à savoir une adaptation, qui plus est d’un roman “goncourisé” ? Est-il plus difficile de convaincre que le film achevé est aussi personnel que les précédents, notamment Fidelio ?

Mon premier moyen métrage de fiction, Fidelio, l'odyssée d'Alice, était librement inspiré d'une nouvelle de Pascal Quignard : ce n'est donc pas la première fois que je me confronte à l'adaptation… Le texte littéraire et le cinéma sont des moyens d'expression tellement différents ! Le roman ou la nouvelle fournissent une matière, des personnages, une trame, une situation – et dans le cas de Chanson douce, elle est très forte –, mais ensuite, je me les approprie, je raconte les choses à ma manière. J'ai lu le livre de Leïla Slimani avant qu'il ne reçoive le Prix Goncourt et j'avais été marquée par la sensation de vertige, comme si on tombait dans un puits sans fond, qui se dégageait du livre. J'ai essayé de retranscrire cette sensation pour les spectateurs, mais avec les moyens du cinéma. Il se trouve que je n'ai pas tout de suite été engagée pour réaliser l'adaptation du livre et que lorsque c'est arrivé, je venais d'avoir un deuxième enfant et je cherchais une nounou. Je pense que cette proximité intime avec les thèmes du livre a été le tour d'écrou pour m'en emparer complètement.

De toute façon, une fois que j'ai fini mon travail sur le film, une fois qu'il sort, il ne m'appartient plus. Les films sont plus forts que nous. Même Fidelio, un projet que j'ai porté très longtemps, m'a réservé des surprises dans la manière dont il a été reçu par le public, et c'est bien normal : le film vit sa vie.

Chacun de vos films semble très différents du précédent, mais il semble qu’un fil rouge existe sur l’affirmation de soi au sein de la société, d’y trouver sa place, notamment pour les personnages féminins, est-ce un point important pour vous, philosophiquement, sinon politiquement ?

Ce n'est pas réfléchi, mais je pense que ce fil rouge m'anime, peut-être, dans ma vie et dans mes films. Je suis féministe, mais pour moi, cela se joue autant dans le traitement des personnages masculins que des personnages féminins ! La société telle qu'elle est aujourd'hui me met très en colère, et la pression que l'on subit pour se trouver une place qui parfois n'est pas celle que l'on avait rêvée est sans aucun doute un thème qui me fait beaucoup réfléchir. D'un autre côté, j'aime profondément les humains pour ce qu'ils sont, des êtres complexes, et je crois que dans tous mes films j'ai un désir et une curiosité pour les autres, de l'amour pour mes personnages. Même dans Chanson douce où ils sont complexes, parfois agaçants, parfois effrayants, j'ai de l'empathie pour eux.

Les affaires de politique, de morale, en cinéma, ce n'est pas que dans le choix du sujet. Il y a du politique dans la mise en scène, dans le traitement de l'espace, dans la manière dont on cadre un plan, dans le hors champ. Dans ce qu'on décide de rajouter au montage son et dans les choix musicaux. Dans les couleurs, les objets. Pour Chanson douce, où la dimension sociale et politique est en filigrane, puisque le thriller ne cesse de gagner du terrain au fur et à mesure que le film avance, j'y ai beaucoup pensé.
 

 

 

 

 

 

 

 

Est-ce un atout dans la direction d’acteurs, et surtout d’actrices comme Karin Viard et Leïla Bekhti, de l’être aussi soi-même ? Si oui, en quoi, et comment appréhendez-vous cette activité “annexe” de comédienne, comme dans La fille du 14 juillet, ou, côté court, Les petits cailloux par exemple ?

J'ai fait en parallèle des études de cinéma à l'université et dans deux conservatoires de théâtre. Je pense que mon travail d'actrice, même s'il se limite à des apparitions et une pratique décousue, m'a beaucoup aidée comme réalisatrice. Quand j'ai joué dans mes deux moyens métrages, je me suis rendue compte de l'intérieur à quel point on influe sur le rythme du plan quand on est devant la caméra... C'était un exercice difficile, mais totalement jouissif.

Je n'ai pas peur des acteurs et je les aime absolument, je les considère comme mes meilleurs alliés quand je fais un film de fiction. J'ai envie de les filmer. Travailler le jeu me passionne, peut-être parce que, jeune fille, j'ai fait de la figuration sur certains tournages où je voyais que le réalisateur s'adressait peu aux acteurs et ne faisait pas de variations. Moi, je veux qu'ils jouent avec le même plaisir que des enfants qui jouent. Karin et Leïla qui maîtrisent leur art et ont fait des dizaines de films, je voulais qu'elles ne s'ennuient jamais. J'aime essayer beaucoup de choses différentes pour avoir de la matière au montage, et avec des actrices aussi douées, toutes les prises sont intéressantes, on peut aller plus loin.

  Ariane Labed dans Fidelio, l'odyssée d'Alice (2014), Leïla Bekhti et Antoine Reinartz dans Chanson douce (2019).

Avez-vous déjà une idée de votre prochain projet et envisagez-vous l’éventualité de pouvoir revenir, un jour, à un format court ?

Dans l'immédiat, j'ai très envie de me consacrer à un projet dont j'ai commencé à écrire le scénario en 2014, après avoir fini Fidelio. Mais comme on ne sait jamais de quoi l'avenir sera fait, je pense que (re)faire un court métrage est toujours une option. Je crois beaucoup à la pratique, il faut tourner dès qu'un film est possible. J'aimerais bien réaliser un clip. Et j'aimerais beaucoup avoir une bonne idée, un jour, pour un film vraiment court, un geste de cinéma !

Propos recueillis par Christophe Chauville