En salles 26/03/2019

Rencontre avec Basile Doganis

Nous avons rencontré Basile Doganis à la suite de la sortie en salles de “Meltem”, son premier long métrage, tandis que son documentaire “Altérations / Kô Murobushi” était sélectionné au Cinéma du Réel à Paris. Nous sommes aussi revenus sur ses deux courts métrages, dont le second, “Journée d’appel” est actuellement en ligne pour nos abonnés.

Vous avez eu un parcours universitaire. Comment êtes-vous arrivé au cinéma ?

Mon goût pour le cinéma est relativement tardif. C'est grâce au cinéma japonais des années 1960 qu'est née ma cinéphilie avec des auteurs comme Ozu, Naruse ou Kurosawa. Dans mon adolescence, c'était plus Jean-Claude Van Damme ! Je suis parti au Japon pour mes études de philosophie en 2001. Une caméra mini-DV en poche, j’ai réalisé un documentaire sur un groupe de rap japonais, Kami Hito E – On The EdgeSont venus ensuite mes deux courts métrages de fiction : Le gardien de son frère (2012) et Journée d'appel (2014). Avant Meltem, j'ai eu trois projets de long métrage qui n'ont jamais vu le jour, faute de financements. C'est donc virtuellement mon quatrième long !

Comment est né Meltem ?

Le déclic a eu lieu lors de la crise économique et migratoire de 2015 en Grèce. Pendant cet été surréaliste, les habitants de Lesbos et les vacanciers se sont retrouvés face à l'afflux des migrants, notamment syriens. C'était un microcosme insulaire avec tous les enjeux géopolitiques du monde actuel réunis. À ce contexte s’est greffée une histoire de deuil – et mon obsession des identités multiples.

De quelle façon avez-vous travaillé avec vos acteurs ? On retrouve Rabah Naït Oufella et Lamine Cissokho, présents dans Journée d'appel

J'ai écrit les rôles pour eux, mais je ne voulais pas qu'ils incarnent des personnages qui leur ressemblent. Rabah n'est pas inhibé comme Nassim et Lamine est beaucoup plus réservé dans la vie que Sekou. Au-delà de la classe sociale, ce qui me touche chez eux est leur double appartenance. Y a-t-il un équilibre entre leur deux identités ? Est-ce l'une qui s'affirme au détriment de l'autre ? Franco-sénégalais, Sekou parvient à concilier harmonieusement sa double appartenance, alors que Nassim a une vision fantasmée de l’Algérie et de l’Islam, qu’il connaît mal, et vit ses identités multiples de manière conflictuelle, presque schizophrénique.

Pour ce qui est du personnage d'Elena, j'ai cherché à creuser la part d'ombre de Daphné Patakia, beaucoup plus solaire que son personnage dans la vie. Elle a réussi à trouver des pics d’émotion dont elle n’était pas familière. Et pour le personnage d'Elyas, joué par Karam Al Kafri, nous avons composé avec son vécu de réfugié palestinien de Damas ayant fui la Syrie avec sa clarinette. 

En jouant sur le passé des personnages – des immigrés en vacances rencontrant un migrant – et sur leurs appartenances de classe (Elena et même Elyas viennent d’un milieu plus favorisé que Nassim et Sekou), je voulais brouiller les pistes. Privilégiés par rapport à Elyas du fait de leur nationalité, Nassim et Sekou sont plus bas dans l'échelle sociale. Le Syrien est issu de la classe moyenne, alors que les deux banlieusards sont des enfants de prolétaires.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


On a l'impression en regardant vos courts métrages et votre premier long que vous éloignez de plus en plus vos personnages de leur habitat.

Dans Le gardien de son frèrele héros déménage d'une cité en banlieue à une cité parisienne. Dans Journée d'appel, les protagonistes passent leur Journée “défense et citoyenneté” à la caserne et les autres visitent le château de Versailles. Enfin, dans Meltemmes personnages sont en voyage sur une île grecque ! Selon moi, c'est en déterritorialisant les personnages que l'on montre à quel point notre identité nous colle à la peau. On transporte toujours son quartier avec soi, même sur les plages paradisiaques. Malgré cela, nos codes et nos attitudes peuvent se modifier au contact d'autres personnes, d'autres milieux.

Dans vos films, les personnages observent souvent des photos ou des archives…

Lorsqu'on regarde une image d'archive, qui restitue une certaine mémoire, on comprend ou on réinvente sa filiation. Dans Journée d'appel, Momo et Chris regardent un tableau de l'invasion de l'Algérie en 1830 au château de Versailles pendant que les autres jeunes voient un film, dans la caserne, sur le contingent nord-africain de la Première et de la Seconde Guerre mondiale. Et dans Meltem, au colloque, les personnages regardent des portraits de personnes de toutes origines, liées ou non par le sang, tandis qu’Elena revoit le destin de sa famille sur une photo de réfugiés grecs d’Asie mineure fuyant la Turquie en 1922. Ce sont des séquences en miroir. Dans mes films, les personnages comprennent leur propre histoire et ce qui relève du collectif dans leur destin individuel en devenant spectateurs d’images : en ce sens, le dispositif cinématographique de la projection est fondamentalement politique.

Meltem semble être un film de fantômes...

N'oublie pas que tu es dans une maison hantée !”. C'est ce que je disais à Daphné lorsqu'elle se trouvait dans la maison familiale. Ce lieu est une incarnation de sa mère, c'est là que reposent tous les souvenirs – les vêtements, les objets, les dessins avec leurs traces de mains. Elle a rejeté sa mère, sa langue, et donc son héritage. Faire son deuil revient finalement à se poser la question de ce que l'on fait avec les fantômes.Après tout, le fantôme n’est qu’une matérialisation de ce que laissent les morts derrière eux, c'est leur survivance en nous. Comme une malédiction, cela peut être un secret, un tabou qui se transmet au fil des générations. 

Dans le film, on bascule de la comédie au drame...

Dès le début, pour cette histoire, je voulais un mélange des genres, et non pas quelque chose de monolithique. La cohabitation des extrêmes me touche. L'humour est une composante majeure chez les jeunes des quartiers populaires, qui tournent souvent en dérision la dureté de leurs propres conditions de vie. Takeshi Kitano avait une théorie là-dessus, notamment pour son film Hana-bi : la théorie du balancier. Plus on va loin dans le rire d'un côté du balancier, plus on peut aller loin dans le drame de l'autre côté. Plus on va vers la délicatesse, plus on peut aller vers la violence. Quand les extrêmes se creusent, des choses contradictoires et complexes peuvent cohabiter en se renforçant mutuellement. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Quel a été le point de départ de votre documentaire Altérations / Kô Murobushi ?

Lors de mon premier séjour au Japon, j’ai découvert la danse butô à travers les films de Hijikata, son fondateur. En 2006 à Angers, j’ai été l'interprète de l'un de ses disciples, Kô Murobushi. Au bout de vingt minutes, nous avons eu l'impression de nous connaître depuis toujours. Quand il a su que je réalisais, il a voulu que nous fassions un film entre la danse et le cinéma.Nous voulions faire quelque chose d'hybride, et non un portrait explicatif, ni une série de captations vidéo de ses spectacles. La seule condition posée par Kô était que le film s'étale sur les dix dernières années de sa vie, comme s'il avait déjà pressenti la date de sa mort. Il est parti la neuvième année, en 2015. 

J'ai filmé ses spectacles, mais aussi des happenings ou des performances qu’il improvisait juste pour la caméra. C'était une sorte de danse à deux. J’ai également mis en scène deux rencontres majeures qui ont jalonné son parcours : sa rencontre avec son maître Hijikata, que j’ai reconstituée en faisant danser Kô devant un écran où est projeté le spectacle mythique de “L’insurrection de la chair” de Hijikata, et sa rencontre avec la momie bouddhique qui lui a inspiré son premier spectacle, en filmant comme en surimpression le reflet de Kô dans la vitre qui protège la momie, dans un temple du Nord du Japon.

Qu'est-ce que cette fameuse momie ?

Au Japon, les momies sont les dépouilles de prêtres bouddhistes ayant réussi à s'auto-momifier de leur vivant, sans adjonction de baumes ou de bandelettes post-mortem. Ils se débarrassent de toutes leurs toxines au cours d’un très long jeûne qui s’étale sur une décennie, puis passent de vie à trépas sans se décomposer. Dans le bouddhisme, c’est un signe parmi d’autres qu’on a atteint l'éveil. Au début de sa carrière, Kô a découvert une de ces momies lors d'une retraite spirituelle dans un temple du Nord du Japon. Plus que la dimension religieuse, ce qui a bouleversé Kô, à la vue de cette créature, c’était sa transgression de la limite entre la vie et la mort. C’est sur cette limite et cette lisière que Kô n’a cessé de danser toute sa vie. Au lieu de se momifier par l’ascèse, c’est peut-être par le cinéma que Kô a voulu atteindre son éternité au cours de notre tournage décennal. 

Comment s'est effectuée la rencontre avec Claire Atherton, monteuse des films de Chantal Akerman, notamment ?

C'est ma productrice Anne-Catherine Witt, de Macalube Films, qui a eu l'intuition de cette collaboration. Dans le premier de mes rushes que nous avons regardés avec Claire, Kô disait que ce qui l'intéressait dans notre film, c'était le montage ! Claire et moi l’avons pris comme une injonction de liberté et d’audace vis-à-vis de la matière accumulée.

Comment restituer quelque chose de la danse et de l'imaginaire d'un artiste ? Claire a un rapport très sensible aux matières. Elle fait confiance au hasard, essaie d'intégrer l'imprévu, de créer l'accident. Il y a un refus de l'intellectualisation. À la vue du film, on a le sentiment d'une totalité alors qu'il n'y a que des fragments et des vides. Dans un effort de dépouillement finalement très proche du travail chorégraphique de Kô, Claire et moi avons essayé d’aller à l’essentiel, et de faire travailler le silence et le vide pour restituer une forme de plénitude.

Propos recueillis par Vladimir Lozerand

Lire aussi notre article publié à l'occasion de la sortie de Meltem, ici.