En salles 16/01/2019

La vie est un roman : “Doubles vies”, d’Olivier Assayas

Alors que le très réussi “Doubles vies” arrive au cinéma en ce mercredi 16 janvier, on se souvient du coup de “Laissé inachevé à Tokyo”, court métrage de 1982 du même réalisateur.

Si près de quarante ans les séparent, il est assez amusant d’envisager le nouveau film d’Olivier Assayas à la lumière de l’un de ses tout premiers, Laissé inachevé à Tokyo, un court métrage réalisé en 1982.

Un roman est en effet au cœur de l’intrigue des deux films, plus précisément un manuscrit en attente de publication. Celui de Léonard, terminé mais refusé par son habituel éditeur, dans Doubles vies ; celui de Sophie, inachevé et pur McGuffin, dans Laissé inachevé à Tokyo. Soit deux conceptions opposées du roman, l’autofiction et le roman d’aventures, pour deux types de cinéma entre lesquels oscille depuis toujours l’œuvre protéiforme d’Assayas (pour schématiser, le drame bourgeois d’un côté – en l’occurrence plutôt la comédie cette fois – et le cinéma de genre de l’autre).

Si les personnages de Doubles vies ne cessent de disserter sur la littérature au temps du tout-numérique (de sa production à sa commercialisation, en passant par sa consommation), les protagonistes de Laissé inachevé à Tokyo, pareillement agents ou éditeurs, appartenaient, eux, à l’ère du stylo et de la machine à écrire, en un temps où le milieu de l’édition et la figure de l’écrivain produisaient encore du rêve et convoquaient volontiers l’imaginaire.

Les aventures de Sophie (Elli Medeiros, tombée des Stinky Toys, assez improbable d’ailleurs en jeune écrivaine) s’apparentaient plus, dans Laissé inachevé à Tokyo, à celles d’un Tintin au féminin revisité par le Godard d’À bout de souffle, mêlant orientalisme de pacotille et codes éprouvés du film noir. On y décèle a posteriori un goût manifeste pour le roman-feuilleton, influence que le cinéaste concrétisera, on le sait, des années plus tard, avec son très beau Irma Vep. À l’inverse, le Léonard de Doubles vies refuse obstinément le romanesque, sans pour autant qu’Assayas réfute par ailleurs l’idée – le cliché, même – que l’on peut se faire aujourd’hui de l’écrivain à l’écran.

Interprété avec son habituel brio par Vincent Macaigne, Léonard ne part pas à l’aventure. Il ne se documente pas, comme le faisait Sophie, à l’étranger. Il n’écrit que sur ce qu’il connaît, sur ceux qu’il connaît, sur ce qu’il a vécu. Bref, si la figure de l’écrivain est au cœur des deux films, tout les oppose en fait.

En 2019, l’écrivain n’est plus glamour (ne suffit-il pas de songer, tant dans son propos que dans son apparence, au romancier français phare de ce début d’année ?). L’écriture n’est plus une aventure et l’intimité enfouie se révèle comme le bout du monde d’un milieu autocentré où les discours, qu’ils soient oiseux ou féconds, ont remplacé l’action pure. Film de dialogues et d’acteurs sur des gens qui parlent, qui pensent à haute voix, qui se mentent, se dévoilent ou doutent, Doubles vies séduit par sa vivacité en même temps qu’il semble faire le deuil du romanesque et de pratiques culturelles obsolètes. Obnubilé par les discours de ses personnages sur les écueils de l’époque et sur la mise en scène de soi sur Internet (quitte d’ailleurs à paraître un brin réactionnaire), Olivier Assayas raccorde pourtant incidemment son nouveau film à la légèreté qui semblait l’animer, jeune réalisateur, en 1982. Ce n’est plus, indéniablement, le même cinéaste, mais ce n’est pas la moindre des surprises dispensées par Doubles vies

Stéphane Kahn

Laissé inachevé à Tokyo sera présenté au sein de notre prochaine séance “Premiers pas”, le lundi 18 février 2019, à la Cinémathèque française (informations complémentaires ici).

Photo de bandeau : © Carole Bethuel.