En salles 17/02/2019

Amnésie de l’amnistie : “Le silence des autres”

À voir de toute urgence cette semaine ce très beau documentaire américano-espagnol, coproduit par les frères Almodovar et distribué par Sophie Dulac, “Le silence des autres”.

Sélectionné l'an dernier à la Berlinale, où il avait au sein de la section officielle Panorama remporté le Prix du public et le Prix de la paix, Le silence des autres d'Almudena Carracedo et Robert Bahar – elle est espagnole, lui américain – lève le voile sur l'histoire contemporaine d'un pays tout proche que l'on croit à tort connaître par cœur. À tort, car la loi d'amnistie adoptée après la mort de Franco et à l'avénement de la démocratie a jeté sous le tapis toute la poussière d'une guerre civile particulièrement sanglante et d'une dictature qui ne le fut pas moins envers tous les constestataires – le pays compte 3 000 fosses communes, un record mondial juste derrière... le Cambodge !

L'enquête documentaire menée par les réalisateurs se place à hauteur d'hommes et de femmes concernées par cet oubli volontaire où s'est laissée plonger la majeure partie de la population, mais qui, ayant perdu des parents ou ayant été directement arrêtés ou torturés, mènent un combat de longue haleine, presque désespéré par moments, contre cette montagne de silence et d'indifférence, qui sème le trouble au sein même des cellules familiales. Réunis en collectif pour être plus forts, soutenus par une intrépide juge argentine bien décidée à traîner devant la justice des tortionnaires du régime franquiste, jamais inquiétés jusque-là, ces victimes sont filmées avec respect et même avec grâce, devenant naturellement attachants à nos yeux, bien sûr, et même souvent bouleversants. Voir cette femme très âgée, aussi digne que courageuse, retrouver les ossements de son père, assassiné par les phalangistes, après l'ouverture, gagnée de haute lutte d'un point de vue juridique, d'une fosse commune. La scène est d'une force inouïe et on se trouve un peu groggy en découvrant que des places du Caudillo ou des rues dédiées à certains de ses généraux criminels ont subsisté jusqu'à une époque récente dans la géographie madrilène – imagine-t-on une seconde une rue Pierre-Laval en plein Paris ?

Récompensé du Goya du meilleur film documentaire il y a quelques jours, ce qui est un signe plutôt encourageant pour que les choses puissent enfin évoluer prochainement sur cet enjeu fondamental de vérité, le film d'Almudena Carracedo et Robert Bahar est ainsi non seulement d'une utilité indiscutable en cette période où l'amnésie semble en effet contagieuse (voir, ces dernières semaines, les abjects relents d'antisémitisme en France, la situation en Italie et le rapport à l'héritage mussolinien, etc.), il est aussi d'une très pure beauté, émotionnelle et parfois visuelle. Doublement recommandable, donc.

Christophe Chauville