DVD 27/07/2018

Underground américain baroque et baudelairien

Trois films des années 1960 du cinéaste underground américain Mike Kuchar, qui a influencé John Waters et Tim Burton par son univers baroque et parodique, sortent en DVD pour la première fois en France.

Le cinéma expérimental américain (The New American Cinema) des années 1950 et 1960 s’est clivé en au moins deux tendances : la formaliste (qui aujourd’hui prédomine chez les amateurs, dans les festivals et les thèses avec des icônes comme Stan Brakhage ou Paul Sharits) et la loufoque, la parodique dont ne surnage que la figure torturée de Jack Smith et son emblématique Flaming Creatures (1963), vénéré par Bertrand Mandico.

La première est liée à l’émergence d’une authentique peinture américains d’avant-garde après-guerre, promue par Jackson Pollock ou Mark Rothko, entre autres ; la seconde est proche de la mouvance littéraire de la Beat Generation, mais relève aussi d’une fascination pour le cinéma hollywoodien. Les deux courants se réconcilieront dans le creuset du pop art des années 1960. Andy Warhol ira d’un pôle à l’autre. 

Comme Kenneth Anger avant eux, les frères jumeaux Mike et George Kuchar commencent à tourner en 8 mm dès leur enfance en 1954, âgés de seulement douze ans : Wet Destruction of the Atlantic Empire serait leur premier film. Amateurs de série B, de mélodrames (George) et de films de science-fiction (Mike), ils parodient, dès le titre même des films de référence : A Tub Nammed Desire (Un baquet nommé désir, 1960, se réfère au film d’Elia Kazan Un tramway nommé désir.) Le soin apporté aux gros plans donne une texture baroque remarquable et inaccoutumée à ce format. Les frères Kuchar passent au 16 mm dans les années 1960 et commencent alors une carrière solo, même si chacun collabore comme acteur, décorateur ou autre dans les films de son frère. Tandis que George s’oriente vers la parodie bouffonne avec le célèbre Hold me While I am Naked (Prends-moi tant que je suis nue, 1966), Mike développe un cinéma de l’inquiétude dans lesquels les genres convoquées servent de moule à des interrogations sur la sexualité, la solitude, le statut social.

Évoquant les films de Ron Rice et de Jack Smith, Jonas Mekas écrivait en 1963 : « Ces films illuminent et révèlent des sensibilités et des expériences dont les arts américains n’ont encore jamais témoigné ; un contenu que Baudelaire, le marquis de Sade et Rimbaud ont donné à la littérature mondiale il y a un siècle et que Burroughs a donné à la littérature américaine il y a trois ans. C’est un monde de fleurs du mal, de chairs déchirées et torturées ; une poésie qui est à la fois belle et terrible, bonne et mauvaise, délicate et dégoûtante » 1. Ces considérations peuvent s’appliquer aux frères Kuchar.

Écrit par les deux jumeaux, Sins of the Fleshapoids (Le péché des androïdes) est le premier film dirigé entièrement par Mike : un moyen métrage de science-fiction dystopique proche du Zardoz de John Boorman (1974), mais filmé dans l’intimité d’un appartement. Dans un futur très lointain, post-atomique, les humains vivent dans un véritable Eden (ils sont habillés à l’antique avec toges et autres robes fantasques) servis, à tout moment, par des robots de chair (les Fleshapoids), jusqu’au jour où un robot s’aperçoive qu’il a une intelligence propre, ce qui le conduit à se révolter contre ses maîtres, entraînant une jeune Fleshapoids dans ses frasques qui accélèrent la catastrophe finale. Tout se passe dans le palais du maître où vêtements chamarrés, ustensiles divers, et couleurs saturées en font un authentique morceau de cinéma baudelairien.

L’imagerie science-fictionnelle est peu utilisée (ou de manière grotesque) au profit de la création d’un univers baroque puisé dans différents passés, toges romaines et rutilements de bijoux très « Renaissance » (le prince, George Kuchar, est un ersatz d’un César Borgia de série B ; la princesse, l’opulente Donna Kernesss, que l’on retrouve dans The Craven Sluck, a déjà les poses de la future Divine watersienne). Le robot Xar qui se révolte est l’acteur et musicien Bob Cowan, proche des Kuchar et grande figure de la scène underground des années 1960.

Comme Flaming Creatures, Sins of the Fleshapoids se présente comme une suite de rituels : maquillage des maîtres, joutes maîtres-esclaves, amours entre Fleshapoids. Il n’y a pas de dialogues, le film utilise l’image-mouvement propre au cinéma muet, Cowan commentant le déroulement des événements en voix-off 2. Parfois des bulles de BD apparaissent directement à l’image en guise de commentaire.

The Secret of Wendel Samson et The Craven Sluck sont, eux, ancrés dans le quotidien des années 1960, même si les poses, les langueurs, l’outrance des acteurs donne aux deux films  un sens certain de l’absurde. The Secret of Wendel Samson s’attache, sous formes de saynètes surjouées, à décrire les tourments d’un artiste pop qui n’arrive pas à avouer à une amie qui le drague qu’il est homosexuel, tandis qu’il multiple les amours secrètes avec des hommes. Dans The Craven Sluck une ménagère quadragénaire frustrée et bougonne rêve de devenir une star. Entre dépression et recherche d’amant, elle répète seule dans sa chambre diverses postures sensées en faire une nouvelle Marilyn Monroe.

Raphaël Bassan


1. Dans un article demeuré célèbre, « Sur le cinéma baudelairien ». Repris dans Ciné-journal, un nouveau cinéma américain (1959-1971), traduit par Dominique Noguez, p. 90, Paris Expérimental, 1992.
2. Les anglophones peuvent voir une version commentée par Mike Kuchar offerte en bonus.

 


Sins of the Fleshapoids
de Mike Kuchar, DVD, Re:Voir/The Other Cinema, 19, 90 euros.
Trois films compris (en vostf) : Sins of the Fleshapoids (1965, 43 min, couleur), The Secret of Wendel Samson (1966, 34 min, couleur),  The Craven Sluck (1967, 21 min, noir et blanc), 19, 90 euros.