Cahier critique 21/11/2018

"Une histoire d’eau" de François Truffaut et Jean-Luc Godard

La preuve est faite que les étudiants sont prêts à tout pour aller étudier.

Un décor naturel, celui d’une inondation de la région parisienne, de jeunes acteurs dont les mouvements vifs apparaissent imprévisibles et délestés de toute empreinte psychologique, des plans courts comme pris sur le vif, la dynamique d’un montage truffé de “faux raccords”, le sens du coq-à-l’âne – ou du collage –, on pourrait multiplier les éléments qui font de ce film une sorte de brouillon d’À bout de souffle, jusqu’au goût des voitures et des citations. Le film est dédié à Mack Sennett, le premier long métrage de Godard le sera à la Monogram Pictures. “La manière godardienne de jouer avec les trous du récits et de la bande image, écrit très justement Antoine de Baecque dans sa biographie de Godard, de recouvrir la multitude des faux raccords et des ellipses par un commentaire logorrhéique fonctionne ici avec une virtuosité qui confine à la désinvolture.

Les percussions qui rythment le film aidant, on songe à Rouch dans cet art de faire entendre une fiction par l’entremise de voix qui ne sont pas celles des corps visibles à l’image et avec lesquels elles jouent avec une grande liberté, entre proximité – on croirait parfois presque lire le mot prononcé sur les lèvres des interprètes – et éloignement – des individus filmés au hasard décrits comme des cousins, sans même parler de toutes les digressions, y compris littéraires. On dirait un film écrit au fil de l’eau, avançant au gré de rencontres, de libres associations et d’une chronologie toute relative sur la base d’une trame arachnéenne : une jeune étudiante (Caroline Dim), empêchée de se rendre à Paris à cause des inondations de la Seine, rencontre un jeune homme (Jean-Claude Brialy) qui l’emmène dans sa Ford Taunus. La voiture immobilisée, ils se retrouvent à pied et, comme dans Partie de campagne, elle se laisse séduire, mais sur une île éphémère, née de la crue de la Seine.

L’idée du film serait venue d’une remarque François Truffaut lors d’une conversation avec Godard et le producteur Pierre Braunberger en février 1958 alors que les pluies torrentielles qui se sont abattues sur la région parisienne font la une des journaux. Pourquoi le cinéma ne s’empare-t-il pas plus souvent de ce genre d’événements comme décors ? Ils réunissent très vite du matériel 16 mm et Godard propose de tourner dès le lendemain. Ce dernier n’est finalement pas venu, suggérant juste le nom de Caroline Dim pour interpréter le rôle principal. Truffaut est parti avec les deux comédiens et l’opérateur Michel Latouche, pierre angulaire du projet puisqu’il fut le complice de Godard sur Charlotte et son jules (1958), Tous les garçons s’appellent Patrick (1959) et, plus tard, Le petit soldat (1960). Déçu par les images qu’il a ramenées, Truffaut semblait prêt à rembourser Braunberger pour la somme engagée, mais Godard se dit intéressé et propose de monter le film. Il le finit une dizaine de mois plus tard, enregistrant le son au mois de décembre 1958.

Une histoire d’eau apparaît traversé d’une drôle de tension entre la vivacité d’un geste – tournage rapide, improvisation de comédiens dans des décors naturels –, qui tranche avec le tout-venant du cinéma et annonce la Nouvelle Vague, et une certaine nostalgie, énoncée par le monologue de l’étudiante, “Valéry Larbeau est mort, Paul Éluard est mort, Jean Giraudoux est mort”, comme si, en posant les jalons d’une autre façon de faire des films, Godard était surtout sensible au monde qui disparaissait.

Jacques Kermabon

Réalisation et scénario : François Truffaut et Jean-Luc Godard. Image : Michel Latouche. Montage : Jean-Luc Godard. Interprétation : Jean-Claude Brialy et Caroline Dim. Production : Les Films de la Pléiade.