Cahier critique 31/05/2017

"Tout droit jusqu’au matin" d’Alain Guiraudie

Alors que le Festival de Cannes 2017 referme ses portes, retour sur les débuts d’un cinéaste qui marqua l’édition 2016 avec Rester vertical.

Tout droit jusqu’au matin est le deuxième court métrage d’Alain Guiraudie, après Les héros sont immortels déjà produit par le GREC (Groupe de Recherches et d’Essais Cinématographiques) quatre ans plus tôt. C’est un autre film nocturne (le plus expérimental de l’auteur aussi) précédant logiquement les moyens métrages diurnes et ensoleillés qui lui succéderont (Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge) et qui, diffusés en salles par Magouric Distribution, feront connaître au début des années 2000 la voix singulière et chantante du cinéaste.

Ces quatre courts métrages, auxquels il convient d’ajouter La force des choses, représentent bel et bien, rétrospectivement, les solides fondations d’une œuvre se prolongeant dans un premier mouvement jusqu’au Roi de l’évasion (2009). Celle menée par le cinéaste arpenteur d’un territoire foutraque et poétique où aventure, ruralité, imaginaire, militantisme et sexualité copulaient joyeusement. Première manière identifiable donc, avec laquelle le thriller L’inconnu du lac parut rompre en 2012, avant que Rester vertical, l’an dernier, ne vienne encore plus brouiller les repères d’une filmographie devenue d’autant plus passionnante qu’elle sait maintenant se rendre aussi désirable qu’insaisissable.

La colonne vertébrale de Tout droit jusqu’au matin, son fil directeur, est un monologue à deux reprises interrompu par une séquence dialoguée (avec un vieux collègue d’abord, avec trois jeunes ensuite). Ce monologue pas tout à fait off, c’est celui d’un veilleur de nuit déambulant dans une petite ville du Sud, dont le travail un peu particulier, un peu décalé du réel, est semble-t-il de pacifier la nuit, favoriser le vivre-ensemble, loin des logiques sécuritaires à courte vue dans lesquelles son emploi pourrait a prioril’enfermer. Pourtant, aussi bienveillant soit-il, il a un antagoniste (il faut bien en trouver un pour éviter que l’ennui gagne) : ce peintre insaisissable qui a décidé de repeindre la ville en rouge et à la poursuite duquel notre personnage va se lancer par deux fois, assumant mécaniquement sa fonction de gardien de l’ordre, ce pour quoi on le paye, alors qu’un aîné revenu de tout et qui travaille à ses côtés tente de lui expliquer à quel point cela – courser le vandale – est vain.

On ne s’en étonnera pas, Guiraudie, communiste proclamé au moment de Ce vieux rêve qui bouge, questionne déjà, par cette opposition et par la dialectique, les champs de la liberté, de l’ordre et de l’utopie. Terrain connu ? Si l’accent du sud-ouest est là, l’imaginaire géographique et langagier qui se déploiera depuis Du soleil pour les gueux jusqu’à Pas de repos pour les braves ne s’est pas encore imposé. Les questions que se pose son personnage-narrateur restent concrètes, ancrées dans le réel, portées par un parti pris de mise en scène et de montage fécond qui fait coexister une logorrhée verbale presque ininterrompue avec la tranquillité d’un filmage en longs plans fixes qui épousent le rythme d’une nuit ennuyeuse et paisible. En découle un film étrange, anar et raisonnable, paisible et tourmenté, oxymore filmique d’un jeune cinéaste pas encore tout à fait arrivé là où personne ne l’attendait. 

Stéphane Kahn

Réalisation et scénario : Alain Guiraudie. Image : Georges de Genevraye et Hervé Lode. Montage : Pierre Molin. Son : Frédéric de Ravignan, Xavier Rosso, Vincent Arnardi et Benoît Hillebrant. Musique : François Bonnet. Interprétation : Stéphane Valgalier, Christian Ducasse, Jean-Marie Fertey, Félicien Dejonghe, Raël Fernin et Julien Mignot. Production : GREC.