Cahier critique 16/07/2018

“Ta bouche mon paradis” d’Émilie Aussel

Variations sur le même t’aime. Bonus : entretien avec Postcoïtum, le duo qui signe la musique originale du film.

Entrelacs de visages et d’histoires, Ta bouche mon paradispartage la grâce de ces belles étoffes chamarrées au tissage délicat. Comme elles, qui, pour accentuer une couleur, recouvrent et dissimulent les fils panachés, les séquences picturales du court métrage d’Émilie Aussel se suppléent et se superposent comme autant de teintes singulières, distinctes et cependant interdépendantes. Si chacune, en effet, propose un univers et une tonalité propre, c'est d'abord parce qu'elles trouvent écho dans celles qui les précèdent et préfigurent celles qui les suivent qu'elles révèlent une vibration à la fulgurance fragile (soutenue par la musique), d'une douceur nébuleuse non dépourvue cependant d’une pointe d’amertume, qui traverse l’intégralité du métrage. Chaque séquence, composée avec le soin que l’on porte à un tableau, fait ainsi office d’écrin précieux aux séquences qui lui sont contiguës, ménageant harmonieusement une tension entre contraste et cohérence : l’éclat et l’impact de chacune atteint alors une intensité renforcée.

Ainsi la dynamique du film, naissant de ces rapprochements et de ces mises en tension, s’enrichit-elle au contact de nouveaux apports et favorise les effets d’accumulation comme autant d’opportunités de nuances et de modulations de sa narration fragmentée. L’ambitieuse distribution – quatorze personnages principaux – devient alors un atout fondamental et moteur du récit, proposant au spectateur des trajectoires multiples et personnelles autour d’un motif unique et commun dont il est le seul confident : les relations amoureuses.

Fil funambule, trame souterraine d’espaces-temps différents et cependant infiniment liés, le sujet de Ta bouche mon paradispuise ainsi sa poésie de ses frôlements et de ses tâtonnements qui prennent à revers la tendance naturelle du cinéma à glisser vers l’efficacité du puzzle, comme un non finitocinématographique. Ici, l’idée d’achèvement résiste tout à fait ; les tableaux aux artifices volontairement accentués, les situations narratives et la connaissance des personnages demeurent volontairement partiels, tronqués. Et si les trajectoires se croisent, elles ne parviennent pas toujours à se rencontrer. C'est cependant par ce récit elliptique que le spectateur accède à la place privilégiée du tisseur, unissant par son action les fragments disparates de ce motif plus grand, dont les chatoiements sont laissés au sentiment de celui qui regarde.

Selma, Ferdi et Nina, Violaine, Salomé et Noah, Robinson et Élise, Tom, Jules, Tania, Réjane, Louis et Basile se retrouvent finalement dans une scène chorale finale où, marquant une rupture nette avec la première partie du court métrage, chaque relation éclaire l’autre de ses différences et de ses incompréhensions, pris dans une totalité mouvante et instable. Le spectateur, toutefois, témoin plus tôt des détresses et des joies singulières, connaît le motif comme la trame enfouie de cette étoffe cinématographique et accède au-delà des fards et des apparences à sa vibration douce-amère, bercée de désillusions et d’amour pétulant. Peut-être est-ce cela la beauté fondamentale du cinéma : le pouvoir de soustraire pour mieux révéler, donner du relief aux abîmes dissimulés par les fanfaronnades, rendre essentiel ce qui échappe, pris dans le train de la vie. Ta bouche mon paradis, c’est le vertige du dérisoire, le motif devenu symbole, un fil d’Ariane dans le désordre de l’expérience.

Claire Hamon

Réalisation : Émilie Aussel. Scénario: Émilie Aussel et Emmanuelle Bayamack-Tam. Image: Mathieu Bertholet. Montage: Vincent Tricon. Son: Pierre Armand, Josefina Rodriguez et Fred Bielle. Musique: Postcoïtum. Interprétation: Yitu Tchang, Geoffrey Mandon, Édith Malaender, Alexandre Schorderet, Rosalie Comby, Chloé Lasne, Sephora Pondi, Marie Levy, Thibault Villette, Clémentine Ménard, Géraud Cayla, Pablo Jupin, Malo Martin et Antoine Vincenot. Production: Shellac Sud.