Cahier critique 14/11/2018

"Stations" de Julien Huger

Un documentaire vertigineux sur la montagne et son imposant silence…

Si Stations est un documentaire, c'est une approche strictement plastique qui en ordonne la progression. D'emblée, la proposition chromatique s'organise dans la cohabitation de deux pôles opposés, en autant de vignettes liminaires associant le noir et le blanc, la neige et la nuit. De la neige soufflée dans l'obscurité par des canons jusqu'aux flocons se dessinant sur fond gris (le jour) ou sur fond noir (la nuit), c'est autant de visions confinant à l'abstraction qui nous accueillent et participent de la singularité d’un film saisissant une station de sports d'hiver dans toute son étrangeté.

En la filmant dans un premier temps dans ses heures creuses, sans personne, quand les machines tournent (presque) à vide ou que l'on s'affaire à damer les pistes, le réalisateur ramène le lieu à sa dimension d'anomalie, de ville poussée, pour la société des loisirs, au creux de l'immensité montagneuse. C'est, au fond, une ville artificielle, sans habitants réels, dont la localisation, ici, importe peu, car elle vaut pour toutes les stations de ce type. Tel un espace déconnecté du réel, raccordé au temps des vacances, où l'habitant ne sera que de passage, déconnecté, espère-t-il, de sa propre vie et de ses trivialités.

Filmer la station comme on filmerait un monde futuriste (avec ses machines imposantes, ses architectures incompréhensibles) est le parti pris d'un film dont la bande-son – parfois anxiogène (avec des sonorités évoquant le thérémine des films de science-fiction des fifties), lourde de basses et de sons d'ambiance – contribue à la construction plastique d'un espace fantastique où les hommes, quand ils arrivent, se perdent dans l'étendue du cadre.

Si des skieurs, des surfeurs, apparaissent bientôt à l'image, ce sont d'ailleurs la plupart du temps des silhouettes fantomatiques, lointaines, prises entre brume et nuages. Voire des points colorés dont la multiplication même annule la réalité (ce plan saisissant où l'on voit plus des taches de couleurs – leurs blousons – que des êtres humains). Quand la caméra s'attarde sur certains, quand elle s'en rapproche enfin, c'est comme si la machine se grippait. Ceux-là ne skient plus : les voici empêchés (à terre, se relevant avec difficultés) ou saisis à l'arrêt, effectuant des gestes mécaniques pré-programmés par la nature même du lieu (les uns prenant un selfie, d'autres une photo du panorama).

Devant la caméra de Julien Huger et par la grâce du montage, les nuages deviennent avalanches et les étoiles scintillantes se substituent aux torches illuminant une marche nocturne. En se terminant sur cette image composite à l'artificialité revendiquée, Stations rappelle à quel point travailler la frontière parfois poreuse entre documentaire et cinéma expérimental peut être fécond, porteur de sens et de beauté.

Stéphane Kahn

Réalisation : Julien Huger. Montage : Marie Bottois. Son : Pierre Blin. Production : Barberousse Films.