Cahier critique 24/07/2019

"Raymonde ou l’évasion verticale" de Sarah Van Den Boom

Le facteur sonne toujours deux fois.

Il naît de l’écart une beauté fascinante. Ni tout à fait inconnue, ni tout à fait familière, celle-ci ne peut dès lors que surprendre. L’écart provoque la curiosité, éveille les analogies, bouscule ce qui semble établi ; par son prisme, le monde est tout à la fois autre et lui-même. Et c’est à cette cime, là où se rencontrent les tensions même qu’il engendre, que s’épanouit sa beauté, happant les sens, soudain en alerte, par-delà les raisonnements et les apparences et suspendant enfin l’ordinaire indifférence pour toucher au cœur.

Il suffit de se glisser dans le verdoyant univers de Raymonde ou l’évasion verticale de Sarah Van Den Boom pour en être immédiatement irradié. Le court métrage se plaît en effet à multiplier les écarts, tant formels que narratifs ; il accumule de nombreux détails réalistes et préserve toutefois l’aspect artificiel et artisanal de son esthétique, se peuple d’animaux, mais les assigne à un anthropomorphisme relatif. L’histoire, même, est affaire d’écart et Raymonde, cette vieille dame engourdie aux traits de chouette, qui a combattu ses désirs et son instinct tout au long de sa vie pour se conformer aux préceptes de sa religion, en est l’incarnation. Femme-oiseau, aspirant désespérément au ciel et restant rivée au sol, s’efforçant de s’intégrer à la société et vivant foncièrement à sa marge – ne serait-ce que géographique –, c’est précisément parce qu’elle est en équilibre précaire et permanent entre deux états qu’elle exprime avec une justesse infinie l’enjeu excessivement subjectif et intérieur du court métrage de Sarah Van Den Boom. 

Le mal-être et l’irrépressible désir de Raymonde, davantage qu’ils ne s’énoncent, éclosent et s’expérimentent en effet au travers des frottements que ces écarts, imaginés par une mise en scène résolument discrète, orchestrent entre eux. Intangibles, ils naissent ainsi du heurt répété entre la virginité inébranlable et subie de la vieille dame et la trivialité de ses occupations – celle-ci s’affairant par exemple au commerce de petites culottes délibérément salies pour le marché du fantasme japonais –, entre la routine domestique à laquelle elle s’astreint et ses pulsions animales qui, la nuit venue, ressurgissent ; à la fois l’une et l’autre, et ni l’une, ni l’autre, Raymonde se cherche, mais ne se définit pas. Elle est le produit de ces écarts, de cet “entre” complexe qui résiste à toute simplification. Inénarrable. Là réside la beauté, là jaillit l’émotion.

Et parce que le film, lui-même, reproduit cette dynamique à chacune de ses échelles, il en est submergé. Ainsi de cette amère et irrésistible tendresse qui baigne l’univers de Raymonde, s’échappant au contact de cette alliance étonnante entre la tonalité sombre de la dépression qui touche la vieille dame et son humour décalé et volontiers grotesque – merveilleusement soutenu par les douces aspérités de la diction de Yolande Moreau. Ainsi de cet amusement mélancolique qui s’impose face à cette désirée et néanmoins impossible fusion entre les hallucinations légères et vaporeuses de Raymonde et son austère réalité. Alors si, progressivement, l’écart glisse et se déplace, si l’injonction sociale lentement s’amenuise – jusqu’à ce que la fuite du facteur sonne son glas – et rend finalement possible l’essor de la chouette, la structure du court métrage, elle, dans une ultime variation, préserve l’énigmatique et précieuse faille où prospère sa beauté.

Claire Hamon

Réalisation : Sarah Van Den Boom. Image : Simon Filliot. Montage : Annie Jean. Son : Yan Volsy et Sébastien Cabour. Interprétation : Yolande Moreau. Production : Papy 3D Productions.