Cahier critique 02/09/2018

“Perfection is Forever” de Mara Trifu

Ah ! Hollywood : ses stars, ses super-héros et son glamour !

L’émotion que procure Perfection is Forever est étrangement instable, fragile, vacillante comme la flamme d’une bougie ; fuyante, elle ne s’accorde pas tout de suite. Il faut plusieurs minutes même avant de pouvoir apprécier les trésors de délicatesse qu’elle recèle. C’est que, ni d’ordre intellectuel, ni d’ordre sensible, elle flamboie dans ce qui sans cesse échappe à l’œil mécanique de la caméra ; elle naît du frottement de la matière brute des plans, se révèle dans les contrastes et les lacunes que le montage cut met au jour, perce le spectateur, enfin, de l’évanescente éloquence cinématographique de l’incommunicable.

Une telle émotion ne peut alors évidemment provenir que d’un objet au raffinement extrême et pétri d’audace ; il y a en effet dans le court métrage de Mara Trifu un plaisir évident de l’opacité, de l’hermétisme, un refus de transiger afin de se rendre intelligible. Le cinéma est ici utilisé comme un outil de recherche et d’expérimentation, usant de sa technique mécanique pour indifféremment enregistrer ce qui lui fait face : un arbre, un homme, une affiche. Le relief ne naît alors ni du rythme, ni d’une structure extérieure mais, au contraire, de cette absence volontaire d’artifice cinématographique qui, par sa neutralité sans faille, exacerbe les aspérités de l’être à l’écran et, par extension, au monde. Résistant de la sorte à toute tentative d’explication surplombante et nécessairement parcellaire, la matière brute se révèle redoutable : jamais en effet n’avait encore été saisie avec une telle acuité la profonde et originelle incomplétude de l’être humain qui, soudain confrontée sans fard à l’immédiateté d’un arbre, frappe par son inconstance. Sous l’œil placide de la caméra, les hommes se travestissent, posent, se contrefont, se réinventent dans des alter ego, et leur être profond, insaisissable et toujours plus complexe que leur surface ne le laisse d’emblée transparaître, échappe sans cesse à sa pleine et définitive capture ; c’est cette mise en échec, d’abord, de la capacité des hommes à coïncider avec leur image qu’exacerbe la présence inhérente et immuable de ce palmier qui, même lorsqu’il se découpe sur un extraordinaire et inquiétant ciel rouge, demeure fidèle à lui-même.

Cette précaire et inhabituelle proximité provoquée par l’invariable équité du point de vue véhiculée par le film, indifférent à la nature de ce qu’il aborde, transforme alors progressivement notre rapport au monde. Soudain, les artifices de la société, d’ordinaire invisibles et ignorés, saillent. Dans un tumulte sémiologique, ils apparaissent alors dans leur vacuité et leur incohérence et submergent l’œil de leur caractère contingent et éphémère.

L’émotion de Perfection is Forever, alors, s’intensifie au détour d’un contraste, d’un plan qui dure et rend simultanément sensible la fuite du temps, d’un visage fatigué qui point sous le masque d’un autre, à la coïncidence fugitive de l’être et du paraître ; le sens alors transcende le signe et, investissant le soudain recul permis par ce nouveau rapport au monde, dévoile une temporalité plus cyclique qu’il n’y paraît. Et, inlassablement, les tambours des machines à laver tournent dans le lointain tandis que le film s’achève.

Claire Hamon

Réalisation, scénario et image : Mara Trifu. Montage : Jojo Erholtz. Son : Dayo James et Terence Dunn. Interprétation : Christopher Lloyd Dennis et Monaliza Doomsday. Production : Mara Trifu (Roumanie).