Cahier critique 06/10/2017

“Pépé le Morse” de Lucrèce Andreae

Prix du public au Festival d’Annecy 2017 : ce film d’animation se penche avec tendresse et onirisme sur le deuil.

Des vagues se gonflent et viennent mourir sur la plage dans un va-et-vient lent et infini. C’est l’automne, le vent souffle, et l’atmosphère, d’un gris bleuté, semble suspendue. Ni repère de temps, ni repère d’espace ; seulement la nature à perte de vue. La fluidité de l’aquarelle baigne le décor d’une lumière douce et diffuse qui laisse apparaître en transparence le grain du papier, élément de matière minérale conférant corps et présence à cette étendue déserte. La voix d’un petit garçon vient alors à sonner, ouvrant une brèche dans ce cosmos impersonnel. Ses mots, lancés d’un enthousiasme malicieux, esquisse une fable aux accents de légende, évoquant un ailleurs lointain – la Russie –, imprégnant « l’ici » affectif.

C’est déjà le cœur de Pépé le Morse qui bat : dialogue intrigant d’une nature immense et d’une humanité intime, du froid minéral et de la chaleur des émotions, il ne saisit jamais mieux les choses que dans leur écho mutuel. Ainsi l’étendue déserte et glaciale de la plage vibre de la tendresse triste qui envahit peu à peu la voix du petit garçon, Lucas, tandis que l’innocence de ses mots d’enfant pour dire la mort de son grand-père s’écorche à l’inéluctable vide du décor.

Le court métrage, dès lors, installe un équilibre poétique où tristesse, deuil et humour cohabitent avec grâce et espièglerie. Comme ses couleurs, réduites à un camaïeu de teintes froides et pastel qui confère à l’ensemble son harmonie, c’est parce qu’il délimite sa progression narrative à ces échos fondamentaux entre intimité et grandiose que le récit devient le règne des nuances et frappe par sa justesse et sa liberté. Ainsi ce cortège funèbre atypique n’est jamais outrancier ; s’il fait rire, c’est d’abord qu’il affleure de l’expérience. Les mucosités inopportunes du petit frère, la grandiloquence cathartique et mystique de la grand-mère, la colère sans visage de la mère, confrontées à l’espace infini et impassible de la nature, sont capturées dans leur nudité la plus crue, tout à la fois voisine de l’absurde et foncièrement humaine. L’animation, loin d’altérer cette justesse de représentation du vécu, saisit par ses traits simples et expressifs l’essence même de leurs tourments, concentrant en quelques lignes précises et efficaces l’éloquence de leurs émotions, tranchées, vives et mobiles qui se succèdent sur le tranquille et vaporeux décor d’aquarelle.

Cette constante mise en perspective de leur tragédie familiale avec le cours du monde indifférent permet à Lucrèce Andreae la liberté de toutes les audaces, chacune trouvant dans l’écho de sa futilité la profondeur d’un ancrage qui les dépasse. La grand-mère souhaite mêler les cendres de son mari aux mégots de ses cigarettes abandonnés sur la plage ? C’est qu’elles étaient la mort qui l’a consumé de son vivant et témoignent de sa vie maintenant qu’il est mort, geste grandiose l’inscrivant dans le cycle de la nature, geste odieux pour la fille qui voit les cendres de son père mêlées à des déchets.

Ainsi, aucune vérité supérieure ne surplombe le récit ; le court métrage mêle avec une tendresse complice les tentatives de chacun de faire face au deuil, en s’y confrontant ou en le mettant à distance, et cette nature immense qui, les enveloppant, les guide, implacable, mystérieuse, incarnée. Ce sont les bulles étrangement visqueuses qui apprennent à Marius, le petit frère, le sentiment de la perte en emportant son ours en peluche ; ce sont les algues qui rappellent aux deux sœurs que la mort n’est pas qu’un simple concept ; c’est le spectre du grand-père qui donne corps au souvenir du petit Lucas. Pépé le morse, c’est l’art intelligent et délicat de réconcilier l’intime et le monde, l’humour et la peine, le poétique et le trivial – et on peut bien pour cela se laisser submerger.

Claire Hamon

Réalisation et scénario : Lucrèce Andreae. Montage : Guillaume Lauras. Son : Stéphane Bonduel, Florian Fabre et Sébastien Pierre. Musique : Flavien Van Haezevelde. Interprétation : Roman Garance, Émilie Bion Metzinger, Charles Albiol, Catherine Artigala, Ilona Bachelier et Chann Aglat. Production : Caïmans Productions.