Cahier critique 07/11/2018

"Ménage" de Pierre Salvadori

Il y a 25 ans, Salvadori déjà “En liberté” !

Blanche est une adepte inconditionnelle du ménage. C'est pour elle une véritable obsession, et c'est avec une maniaquerie sans faille qu'elle traque la poussière et la crasse. Un après-midi, elle reçoit la visite imprévue de son amie Colette. Trempée de la tête aux pieds, en pleine déprime, Colette sera à l'origine de multiples incidents dans l'univers réglé et aseptisé de Blanche. Une telle mise en place – l'introduction d'un personnage perturbateur dans un milieu où il est de trop – n'est pas à proprement parler une idée bien nouvelle. On connaît les gags extravagants que le burlesque américain sut en tirer. Mais si la comédie de Pierre Salvadori débute sur un principe éprouvé, elle s'écarte ensuite de la logique qui en découle (l'accumulation de gags ravageurs suivant un rythme crescendo) et nous renvoie à la confrontation de ses “héroïnes”. Totalement différentes, Blanche et Colette ont pourtant en commun le point redoutable d'avoir perdu tout contact avec la réalité du monde. Elles sont sur leur planète. La planète “ménage” pour Blanche, et disons, la planète de “l'ultime déprime” pour Colette. On l'imagine aisément, ces ruptures ne favorisent en rien la communication. Et c'est sur une absence totale d'échange que l'humour acéré et sans pitié de Pierre Salvadori trouve un appui. Rarement deux personnages auront si peu communiqué. Sur ce principe, il n'existe rien entre elles, ni rencontre, ni conflit, ni quoi que ce soit d'autre. Dans ce no man's land, les deux femmes ne jouent pas pour autant à jeu égal. En névrosée obsessionnelle, exemplaire et convaincue (Ah, les vertus du ménage élevé au rang de remède existentiel !), Blanche n'appréhende pas le réel dans sa totalité mais fixe sa lutte sur un plan unique. Elle s'accommode pour le mieux de cette situation et c'est sans le moindre état d'âme qu'elle reste sourde à la détresse de Colette. Elle ne voit en elle qu'une poussière envahissante. Faute de pouvoir l'éliminer purement et simplement (patience… ), elle la suit à la trace avec l'espoir inquiet de limiter les dégâts. 

Face à ce regard difficilement plus réducteur, on trouve bizarrement le vide. Pour Colette, il est déjà trop tard. “Je quitte le monde”, dit celle qui promène sur les choses et sur Blanche des yeux sans vie. Ce manque d'épaisseur qui se retrouve dans ses déplacements, le silence de ses mouvements (jusqu'au saut final – ou l'envol ? – qui a lieu dans un souffle et sans un cri), donnent à Colette un côté désincarné et aérien (joli paradoxe pour une intruse "dévastatrice"). De là à dire qu'on peut lire son personnage comme un pur fantasme de l'esprit obnubilé de Blanche, il n'y a qu'un pas. Le film ne s'exprime (heureusement) pas sur cette idée (le cliché loin d'être moribond du “ce n'était qu'un rêve”) et s'achève ici. À travers une réalisation rigoureuse et une direction d'actrices toujours très justes (Sandrine Dumas et Blandine Pélissier sont remarquables), Pierre Salvadori a construit, avec Ménage, une comédie, qui, s'appuyant sur une méchanceté d'autant plus pernicieuse qu'elle n'a l'air de rien, évolue de manière détournée (et non sans légèreté) sur le terrain de l'humour le plus noir.

Christophe Blanc

Paru dans Bref n° 16, p. 27, 1993.

Réalisation et scénario : Pierre Salvadori. Image : Gilles Henry. Son : Jérôme Tailhade. Montage : Catherine Renaud. Décors : Simon Verner. Interprétation : Blandine Pélissier et Sandrine Dumas. Production : Les Films Pelléas.