Cahier critique 30/01/2019

“Marlon” de Jessica Palud

La révélation d’une réalisatrice de grand avenir et un personnage difficilement oubliable.

Inutile d’imaginer saisir Marlon : le court métrage de Jessica Palud est de ceux dont on ne peut circonscrire l’histoire, ni en figer les effets. Marlon est comme un écho, un écho énigmatique et bouleversant. Quoiqu’il figure, quoiqu’il dise, son cœur est toujours ailleurs et emporte le récit au seuil de lui-même, là où il ne s’explique plus, mais s’éprouve, irréductiblement.

Rares sont les films de cette étoffe : pour en prendre la mesure, il faut avoir vu Marlon, cette jeune fille diaphane à l’éclat inexplicablement assourdi, assise dans le bureau du juge, ou en train de ramasser le linge, ou dans le bus qui la mène au parloir. Avoir vu la caméra qui se heurte à cette opaque forteresse de verre et le montage ample qui confère aux plans rapprochés des visages la densité abrupte des émotions. Alors l’art subtil dont témoigne Jessica Palud est sensible : se défiant de toute démonstration, sa mise en scène est d’abord affaire d’incarnation. Son actrice, d’ailleurs, n’interprète pas. Jamais elle ne montre Marlon triste, perdue ou en colère, même si elle est sans doute un peu tout cela à la fois ; jamais elle ne désigne de causes absolues. Le récit s’est joué ailleurs et n’en reste là que les résidus, derniers témoins du drame qui a eu lieu, auxquels il faut désormais faire face.

Visages, photos, vêtements et paysages apparaissent ainsi comme autant de fragments disparates parasitant l’ici et maintenant du film et enrayant son cours, avivant spontanément la sensation d’absence. C’est le vide infini qui imprègne chaque espace que parcourt Marlon du spectre de la prison où est détenue sa mère, c’est ce soutien-gorge délaissé, devenu brusquement superflu, qu’elle ne peut de toute évidence remplir ou encore l’imperméable et lointain bonheur qui ne s’affiche plus que dans l’insondable surface des souvenirs : la mise en scène accueille, compose entre les présences et leurs envers inévitables, s’abstenant cependant précautionneusement d’en résoudre les tensions sous-jacentes.

C’est alors l’amour, irréductible, qui fait lien à défaut de faire sens dans le court métrage de Jessica Palud. Protéiforme, mobile et malléable, il unit espaces et temps par-delà les vides et les silences, et, parce qu’il ne nécessite lui-même aucune explication, s’impose comme le contrepoint idéal à ce trouble indéfini et poignant qui travaille Marlon de part en part et le suspend entre passé et présent, présence et absence. Lui seul, alors, peut mettre un terme à cet équilibre précaire qu’a orchestré la réalisatrice. Ainsi la séquence du parloir, parce qu’elle enjoint à la confrontation jusqu’alors brillamment déjouée des polarités, s’érige comme son expression la plus nue : finalement, au prix d’une ultime et violente transformation, l’amour l’emporte et rompt le charme. Avec les larmes qui coulent sur les joues de Marlon, c’est alors le cours du récit qui reprend ses droits ; et du film demeure l’émotion pleine, intense, d’avoir, un instant, pu effleurer l’ineffable.

  • Claire Hamon

Réalisation : Jessica Palud. Scénario : Jessica Palud et Clémence Madeleine-Perdrillat. Image : Victor Seguin. Montage : Marylou Vergez. Son : Jules Valeur, Valérie Le Docte et Simon Jamart. Musique originale : After Marianne. Interprétation : Flavie Delangle, Anne Suarez, Jonathan Couzinié, Brigitte Boutard et Catherine Salée. Production : Punchline Cinéma. 

Entretien avec Jessica Palud :