Cahier critique 05/06/2019

“Les méduses” de Delphine Gleize

Un saisissant tableau de la jeunesse de l’an 2000.

Il est fécond d'apprécier le dernier court métrage de Delphine Gleize à la lueur de l'intitulé de la série dont il est issu : Vivre ensemble demain, comman­ditée par la Mission pour la célébration de l'an 2000. C'est en effet la cristallisa­tion possible du sentiment de commu­nauté, enjeu pressant du nouveau millé­naire, que cette brève histoire aspire à dépeindre. Et cette émergence d'un “groupe” à partir d'individus isolés et évidemment divers, parvient à contourner le cliché de l'échantillonnage sociologique, même si la fameuse France “black-blanc-beur” est représentée. Les adolescents réunis pour une excursion qui doit les mener jusqu'au Louvre ne se connaissent pas et vont se confronter à l'altérité, avec leurs armes, leurs réti­cences et leurs failles. Au cinéma, le com­portement d'un être ne se situe jamais plus près de sa personnalité que lorsqu'il est plongé dans un huis clos. Celui-ci n'échappe pas à la règle, même s'il s'ouvre sur le plein air iodé, atteignant son paroxysme sur une plage à marée basse au bord de laquelle l'autocar est tombé en panne. 

On ne saura jamais si les jeunes gens, a priori fort peu susceptibles de velléités cul­turelles, sont volontaires pour ce voyage et les raisons qui les y ont conduits reste­ront obscures (sinon, pour l'un d'entre eux, l'occasion de rejoindre, via Paris, son père inconnu dans le sud). Mais tout détermi­nisme social est exclu, et la connotation de milieu – il semble qu'ils viennent du “difficile” – ne subsiste qu'en fili­grane de l'intrigue. La volonté de Del­phine Gleize est autre et elle s'efface déli­bérément pour laisser ses personnages se rencontrer, plus encore que dans son beau Château en Espagne, où le chevauche­ment fiction/documentaire maintenait une position finalement ambiguë pour elle. Ici, sa caméra discrète saisit les tentatives  d'apprivoisement, les attirances furtives, les secrets mal camouflés, les palpitements impromptus... Captatrice du réel dans une scène d'ouverture remarquable, lorsque le chauffeur-accompagnateur collecte l'ar­gent de l'excursion et fait connaissance avec ses “protégés”, elle se fond ensuite à l'intérieur du groupe comme pour mieux le lier. Et si celui-ci est un temps au bord de l'éclatement, le ciment prend à la faveur d'une mutinerie (le refus de rendre la clé du car immobilisé au “capitaine” de route).

Le radeau de la Méduse, toile majeure de Géricault et but ultime du voyage, prend ici valeur de mythe fondateur. C'est d'ailleurs aussi un enseignement social qui nous est délivré, dans l'allusion et sans insistance. La solidarité naît de la révolte et reste la solu­tion privilégiée même dans une période de panne de société, où l'impression est au sur­place. En plus d'être un film étrange et fré­missant, Les méduses remplit parfaitement un rôle de fable sociale du millenium. Et sa réalisatrice confirme qu'à travers ses sujets très personnels, c'est aussi une dimension collective que son cinéma tend à rejoindre.

Christophe Chauville   

Article paru dans Bref n°46, 2000.

Réalisation et scénario : Delphine Gleize. Image : Chrystel Fournier. Montage : François Quiqueré. Son : Pierre André. Interprétation : Nicolaï Virot, Gaylord Longo, Noham Cochenet, Anne-Sophie Mellin, Lydia Lanzi, Anaïs Gastout, Bochra El Hammouyi, Melissa Devémy et Alexis Smolen. Production : G.R.E.C et Balthazar Productions.

Rencontre avec Delphine Glaize, réalisatrice du film Les méduses – L'agence du court métrage 2018 :