Cahier critique 28/01/2018

"Le sujet" de Christian Rouaud

Liliane Rovère se dérobant devant la caméra du documentariste.

De son passé de documentariste, Christian Rouaud, le réalisateur du Sujet, a fait le cœur même de ce court métrage. En mettant en scène Antoine, une sorte de cinéaste alter ego qui entreprend de faire un film sur Stella, femme fascinante usée par la vie et ses aléas, c'est du travail d'enregistrement du réel qu'il parle. Et il place au centre de ce film une problématique fondamentale qui est celle de la possible altération des êtres par le cinéma.

Pourtant il n'a pas filmé là un documentaire. On aurait certes un peu tendance à l'oublier tant Liliane Rovère irradie l'écran de sa sensibilité et de son naturel, mais nous sommes bien dans une fiction et Stella n'est tout compte fait qu'un personnage. Et quel personnage ! Cette femme fascine le spectateur comme elle fascine Antoine qui l'écoute les yeux brillants. Il est aisé de comprendre pourquoi il souhaite recueillir son témoignage tant, quand elle se livre pour raconter son existence cabossée, elle dégage une aura incroyable, faisant parallèlement paraître un rien terne pour ce qui ne la concerne pas (les scènes entre Antoine et sa femme, par exemple). Elle est la personne – le personnage ? – qu'Antoine tout comme Christian Rouaud veulent filmer.

D'abord heureuse, quoiqu'étonnée, que l'on s'intéresse ainsi à elle, Stella finira par percevoir dans le regard d'Antoine cette menace vampirique qui risque de faire d'elle l'objet (et non plus le sujet) d'un cinéaste. Elle est consciente qu'il va devoir ''l'utiliser". Une hostilité qui n'a pas encore dit son nom apparaît dès le début du film alors qu'elle accueille Antoine et son assistant Pascal par un cinglant "Tiens, v'là les emmerdeurs !" ou lors­qu'elle lance à ce dernier qui prend des notes fébrilement "Qu'est-ce que t'écris, toi, t'es de la police ?". La méfiance de Stella peut également se manifester par des pointes d'agacement, par des moments d'hésitation ou d'étonnement, par de brusques sautes d'humeur qui témoignent qu'elle n'est pas dupe du rôle que veut lui faire jouer Antoine. Le magnétophone qui recueille ses confidences devient à cet égard un personnage omniprésent dont elle se méfie. À plusieurs reprises elle demandera donc que l'on stoppe cette machine qui se présente comme une ennemie, comme un obstacle à un dialogue réel, par exemple quand, émue à l'évocation de son mari décédé, elle souhaiterait vraiment se confier à Antoine. Ce n'est que lorsque le magnéto ne sera plus entre eux (quand Antoine vient voir Stella un soir chez elle et lorsqu'il l'accompagne au cimetière) qu'une véritable conversation pourra enfin s'établir.

Devant la pernicieuse menace du passage à l'état de personnage via le documentaire, Stella va donc d'abord se méfier, puis finalement se dérober lors d'un dénouement bouleversant où elle restera cloîtrée dans sa maison tandis que, au premier jour de tournage, l'équipe du film tambourine désespérément à sa porte. Elle finit par refuser la confrontation à cette caméra­-miroir qui capturerait son être en l'obligeant à rejouer des scènes, à se livrer pour un spectateur qui ne serait plus seulement Antoine, cet homme attentif qui, même s'il sait regarder et écouter, demeure avant tout un cinéaste avec un film à faire (“Il y a de la matière. J'espère qu'elle sera aussi bien pendant les prises”, confie-t-il à son collègue dans le bus qui les ramène chez eux). Les moments où il dit que telle chose serait bien pour le film, quand on le voit sourire devant la renversante présence gouailleuse de Stella, lorsqu'il visite la maison, futur lieu du tournage, tous ces instants restent subordonnés au projet global de faire un film et renvoient dans une troublante dialectique au regard du créateur sur Stella ainsi qu'à celui de Christian Rouaud sur son actrice. Mise en abyme en même temps qu'aveu, Le sujet pose des questions essentielles sur le cinéma, sur le documentaire, et sur les paradoxes qui s'y jouent. Et discrètement, comme dans de nombreuses fictions s'attachant à capter le réel, le réalisateur nous suggère que ce qui compte tout autant et peut-être plus que les personnages filmés c'est le regard que l'on choisit de porter sur eux.

Pour ces raisons et pour nous rappeler avec une telle acuité la fonction première du cinéma, Le sujet, œuvre infiniment sensible aux discrètes résonances théoriques, est un film passionnant.

Stéphane Kahn

Article paru dans Bref n°35, 1997.

Scénario et réalisation : Christian Rouaud. Image : Pierre Milon. Son : Jean-Paul Guirado et Jean-Guy Veran. Montage : Bernard Josse. Interprétation : Liliane Rovère, Éric Elmosnino, Jean­-Claude Leguay et Martine Audrain. Production : Movimento Productions.