Cahier critique 01/03/2022

“Le film de l’été” de Emmanuel Marre

C’est un film d’autoroute, de touristes en transhumance, de tables de pique-nique en béton, de files d’attente pour les WC, de melons tièdes et de “car wash”. C’est le film d’un homme qui veut partir et d’un petit garçon qui le retient. C’est le film de l’été.

L’été, et son fameux sentiment. De désinvolture, de chaleur, de farniente, de lieux paradisiaques, de rencontres en tous genres. Emmanuel Marre s’en moque, contourne et détourne la carte postale. Son Film de l’été n’est pas ce cliché trompeur mais son exact contrepoint. Un envers du décor bien réel, fait de non-lieux standardisés : parkings, aires d’autoroutes, stations services et zones commerciales avec option boîte de nuit et hôtel Formule 1 incluse. Un programme peu alléchant qui décrocha pourtant, entre autres, le Prix Jean-Vigo et le Prix de la compétition nationale au Festival de Clermont-Ferrand en 2017.

Français résident en Belgique, le réalisateur cultive cette double culture, associant mélancolie et humour dans ce road-movie intimiste, tourné en cinq jours, sans scénario – ou presque – et où l’improvisation des comédiens et la légèreté du dispositif de tournage ouvrent un espace de liberté cinématographique bienvenu, ouvert aux accidents de récit, de plus en plus rares dans le cinéma formaté contemporain.

À trente-sept ans, Philippe est dans une mauvaise passe, personnelle et professionnelle. Prétextant un entretien d’embauche à Lyon, il accompagne son ami Aurélien et son fils Balthazar, neuf ans et demi, sur la route des vacances. Il n’y a pas d’entretien à Lyon, mais une tentative de suicide sur fond de The Sound of Silence de Simon & Garfunkel. Finalement, Philippe reprend la route avec ses amis, et des couleurs au contact du jeune garçon.

La période estivale, à l’instar de celle des fêtes de fin d’année, est vécue comme une parenthèse enchantée, ou un tunnel cauchemardesque selon les individus. Emmanuel Marre semble évoluer entre deux eaux à ce sujet, intimement concerné par l’état dépressif de Philippe et nourri par l’énergie communicative de Balthazar. Tourné en vidéo et format 4/3, le film renvoie à l’intimité familiale des enfances (re)vécues en Super 8, et des maladresses poétiques de l’argentique amateur, mâtinées de nostalgie. Ce sentiment est accentué par une image qui ne lâche jamais le réel, tandis que de savoureux décrochages sonores, sur des travellings pouvant être la vision subjective de l’enfant, permettent au spectateur de s’approprier le récit de cet été durant quelques secondes, et de puiser dans l’imagerie de ses propres souvenirs d’aventures estivales.

Emmanuel Marre filme ses comédiens et ses personnages au plus près, avec empathie. À sa façon, il soigne son casting : Balthazar et Philippe (excellent Jean-Benoît Ugeux) sont amis dans la vraie vie. Balthazar est sur le point de quitter le monde l’enfance, Philippe se heurte aux questionnements existentiels du quadra type : il fallait, pour le cinéaste, ne pas manquer cette bascule, ce moment fugace de deux existences qui se croisent et se nourrissent mutuellement de leurs états contraires. Où l’émotion qui se dégage de la fiction laisse entrevoir les fondations d’une amitié réelle entre un enfant et un adulte.

“On ne peut pas vivre sous l’eau avec les dauphins, à 150 mètres” affirme Philippe à Balthazar durant le générique du Grand bleu. En tentant d’expliquer à l’enfant la notion de suicide, Philippe sent le moment fatidique de la séparation arriver, lorsqu’il faudra rendre l’enfant à sa mère, à Marseille. Fidèle au ton tragi-comique du film, Emmanuel Marre clos le voyage par un plan fixe sur Philippe occupé par l’ouverture d’un nouveau CD. Un comique de répétition, pince sans rire et tout en nuance, qui laisse en suspens le choix musical ultime de Philippe : Ne me quitte pas de Brel ou Tears in Heaven de Clapton ?

Fabrice Marquat

Belgique, France, 2016, 31 minutes.
Réalisation : Emmanuel Marre. Image : Olivier Boonjing. Montage : Nicolas Rumpl. Son : Vincent Villa. Interprétation : Jean-Benoît Ugeux, Balthazar Monfé, Vincent Minne, Aurore Fattier, Caroline Berliner et Flora Thomas. Production : Kidam et Michigan Films.