Cahier critique 02/06/2017

“Le dieu Bigorne” de Benjamin Papin

Filmer à hauteur d’enfants...

Filmer à hauteur d’enfants… Si la notion paraît galvaudée, elle s’applique pourtant idéalement au Dieu Bigorne de Benjamin Papin. Et c’est bien là l’ensorcelant secret de fabrication d’un moyen métrage prenant très au sérieux l’imaginaire enfantin et le sentiment douloureux qu’une séparation peut attiser. Vinca et Jérémy ont donc sept ans et sont inséparables (quelques plans – en voiture, dans un lit – les isolant en les réunissant en attestent d’emblée). Mais Vinca, forte tête à la blondeur faussement angélique, ne peut accepter que les vacances se terminent, que Jérémy reparte avec ses parents. Une fiction dans la fiction s’échafaude dès lors, tel un antidote, tel un recours magique pour conjurer l’éloignement redouté.

Cette histoire du dieu Bigorne que raconte Vinca n’en est peut-être pas une. Mais lever cette ambiguïté atténuerait le trouble nous saisissant dès un plan d’ouverture lourd de menaces. Et l’intelligence du cinéaste est bien, tout du long, de ménager cette forme d’indécision que l’on sait – depuis Tzvetan Todorov – constitutive du fantastique. Le conte, il faudra donc, pour le spectateur comme pour Jérémy, en franchir le seuil, réussir à y croire. C’est alors littéralement la possibilité de la fiction qu’éprouve Benjamin Papin, écartant sciemment les garde-fous de la raison, à savoir des protagonistes adultes possiblement rassurants qui pourraient relativiser, questionner les dires de Vinca et surligner de leur regard l’extraordinaire là où il n’en est nul besoin. Tenus à l’écart, les parents sont là, mais ailleurs, dans une autre histoire – d’adultes – avec ses pics dramatiques propres (l’accident de vélo ; la disparition d’une enfant) que le réalisateur ne fait que suggérer, se refusant à les filmer de leur point de vue.

Autrement formulé, il n’y a dans ce Dieu Bigorne que deux personnages. Et un récit qui s’invente sous nos yeux. Vinca en est la scénariste manipulatrice, Jérémy le spectateur… et héros orphéen entrant enfin dans l’histoire de son amie pour l’y sauver des méandres morbides dans lesquels elle sera allée se perdre.

Quand Sur la route, premier court aux faux airs de La quatrième dimension, confisquait à son unique personnage la profondeur de champ (Philippe Nahon y était prisonnier, la nuit, d’une route sinueuse elle-même enserrée dans une forêt opaque), Benjamin Papin divise ici l’espace en plusieurs zones lisibles correspondant littéralement au cheminement mental de ses personnages (du doute à la croyance). D’abord une maison réservée aux scènes du quotidien, d’où l’on regarde au loin un vaste champ bordé d’une forêt mystérieuse. À l’intérieur, une rivière (évoquant celle de La nuit du chasseur) clairement envisagée comme la lisière du territoire fantastique. La franchir, c’est basculer dans la croyance et plier le réel au fantasme d’une petite fille. Bascule finale vers le merveilleux à laquelle s’emploie tout le film, à l’image de ce raccord somptueux où, une autre nuit déjà, dès le milieu du film, Vinca passait du bord de l’eau au bord du lit de Jérémy : les frontières levées, l’imaginaire délivré…

Stéphane Kahn

Article paru dans Bref n°121, 2017.

Réalisation et scénario : Benjamin Papin. Image : Raphaël Vandenbussche. Montage : Karen Benainous. Son : Julien Sicart, Manuel Vidal et Emmanuel Bonnat. Musique originale : Olivier Marguerit. Décors : Edwige Le Carquet. Interprétation : Ninotchka Peretjatko, Rayan Rabia, Ania Svetovaya, Arthur Harari, Ayana Fuentes Uno, Bruno Clairefond, Nicolas Granger, Marie Dubois et William Le Bris. Production : Bathysphere Productions.

Prix du jury et prix Ciné+ au Festival du cinéma de Brive 2016.