Cahier critique 03/07/2017

“La leçon de guitare” de Martin Rit

Quand Serge Riaboukine fredonne du Gainsbourg.

Ça pourrait être un champ du court métrage que celui mettant en scène des personnages en déficit d'incarnation. De ceux de Darielle Tillon au récent Petit matin de S. Louis, en passant par Alias de Marina de Van, ces films posent des personnages ne paraissant guère exister en amont et prenant consistance dans le déroulement de la projection. Présences atones, les voici qui doivent, sous l’œil de la caméra, se prendre en charge, occuper l'espace, sous peine d’être chassés du cadre. Serge Riaboukine, ici, pourrait appartenir à cette famille d’“anti-héros”. Seul, dénué de personnalité, le voici qui, au contact d'une simple mélodie, va puissamment s'incarner. Le film, plus que la mise en place d’un morceau sous les doigts d’un guitariste néophyte, raconte cela : la mue d’un personnage se mettant à exister dès lors que le virus de la musique se propage dans ses veines.

Riaboukine, plus que jamais ici, est un corps où s’agrègent des oppositions binaires : un physique massif et un visage durci contredits par une voix pouvant se faire très douce et des gestes gracieux, parfois féminins. Ces paradoxes, que surent capter Jérôme Bonnell (Le chignon d'Olga) ou Isabelle Coudrié (Qui songe à la douceur ?), culminent dans La leçon de guitare. En tee-shirt blanc sur fond blanc, il paraît dès le premier plan – immobile, assis sur un lit qu’il occupe seul – comme en attente de directives, au bord de l’incarnation. Dans la séquence suivante, littéralement transparent, absent aux autres, il double la vitrine du bistrot à travers laquelle le plan le saisit. Une petite annonce va empêcher l’étiolement du personnage en lui offrant un projet : apprendre à jouer de la guitare. C’est la nature fortuite de cette rencontre entre un homme et un instrument qui est la plus belle. La chanson qu’il apprend (“Laetitia” de Gainsbourg), il ne la connaît même pas, c’est David, son jeune professeur, qui la lui impose. Lui, il aurait préféré une chanson d’Eddy Mitchell. C'est ce qui lui est passé par la tête quand on lui a demandé ce qu'il souhaitait apprendre. Sans doute parce qu’un Eddy Mitchell, dans les postes de radio, se fraye toujours plus facilement que Gainsbourg un chemin jusqu'aux oreilles de qui s’intéresse peu à la musique. Pourtant, “Laetitia” ça marche, ça lui plaît. Il se prend d’autant plus au jeu que la jeune fille partageant l’appartement de David lui confie, durant un bref tête-à-tête, se prénommer elle aussi ainsi, ravivant du même coup son goût pour cette chanson tout en ouvrant une fausse piste romantique.

On ne saura pas ce que Michel, ce personnage, fait dans la vie. Cette indétermination évite la dispersion et rassemble les conditions essentielles de l’apprentissage : rien d’autre à faire que de peaufiner les enchaînements d'accords. Dans une séquence sans parole, le réalisateur et son monteur restituent avec finesse le temps nécessaire à la maîtrise d’un morceau : les accrocs, les fausses notes, mais aussi la lente progression rythmique récompensant l’exécution d’une phrase musicale répétée ad libitum, tandis que la nuit succède au jour.

Ces étapes correspondent à chaque fois à un nouveau face-à-face avec le professeur. Le film, plus justement, aurait dû s’appeler “Les leçons de guitare”. Dans le regard du jeune homme se lit notre propre stupéfaction à découvrir Michel si studieux. Jamais ridicule, toujours touchant, il sort de sa chrysalide peu à peu. Il faut insister sur la performance remarquable de Sébastien Morin qui, en quelques regards, quelques phrases et un seul gros plan crucial, rivalise avec l’acteur pour qui fut initialement écrit ce film. L’ultime séquence – un vrai duo – est magnifique. Michel se lance. Pris par la beauté d'une exécution appliquée quoique maladroite, le professeur gratte à son tour, négligemment, quelques notes discrètes. L’ultime reprise du refrain s’achève. Michel se relâche enfin, épaté d’être arrivé au bout. Le film peut s’arrêter là, cut. Après One + One de Godard et Les invisibles de Thierry Jousse, ça se confirme : la naissance d’une chanson donne décidément de bien beaux films.

Stéphane Kahn

Article paru dans Bref n°73, 2006.

Réalisation : Martin Rit. Scénario : Martin Rit et Mariette Désert. Image : Hoang Duc Ngo Tich et Camille Bertin. Montage : Damien Maestraggi. Décors : Thierry Fièvre.  Son : David Rit, Vincent Verdoux et Daniel Sobrino.  Interprétation : Serge Riaboukine, Sébastien Morin, Luc Moullet et Pauline Morand. Production : Sunday Morning Productions.