Cahier critique 13/01/2017

"La lampe au beurre de yak" de Hu Wei

Ovni à mi-chemin entre fiction et documentaire, ce film a fait le tour du monde des festivals remportant, entre autres, le Grand prix national du Festival de Clermont-Ferrand 2014.

Face à l'objectif d'un jeune photographe accompagné d'un assistant, des populations nomades tibétaines posent ; dans leur dos, des toiles tendues en guise de fonds. Hu Wei fertilise cette situation simple et fait s'engouffrer la complexité dans ce film qui fut sélectionné à la Semaine de la critique à Cannes en 2013, et honoré du Grand prix national au Festival de Clermont-Ferrand l'année suivante.

Entre réel et fiction, c'est en quelque sorte le lieu même d'un film se fondant sur une mise en abyme, la mise en scène d'une mise en scène. Les figurants sont placés devant l'objectif, la plupart s'exécutent mais un jeune homme, refusant d'ôter sa veste traditionnelle, résiste au cadre – il en sort rageusement. Avec une générosité malicieuse, le cinéaste fait tourner à plein régime ce dispositif. La fixité permet de jouer sur les circulations dans le cadre (selon un axe latéral, très théâtral ; dans l'axe de la profondeur répondant plus au langage cinématographique), elle met aussi à l'honneur le hors champ. Hu Wei emprunte bien entendu ici à la photographie, il s'est précisément inspiré d'un cliché de Marc Riboud pris dans un village reculé de Chine selon ce principe du fond devant lequel on se fait tirer le portrait, et de celui, très célèbre, de Michael Nash où une femme pose devant une toile tendue présentant un paysage bucolique, lequel masque les ruines de Varsovie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le clin d'oeil à la photo se perpétue aussi dans le montage puisque le son du déclencheur occasionne les coupes, et les noirs s'ensuivant se substituent au cliché – l'image arrêtée reste invisible. Le cinéaste fonde aussi, presque intégralement, son geste sur des cadres fixes, renvoyant là encore à la photographie, mais aussi aux origines du septième art : autant les vues Lumière que les toiles peintes des films de Georges Méliès, soit les deux pans originels du cinéma, l'un rattaché au documentaire, l'autre à la fiction.

Le hiatus entre la fixité photographique et l'image cinématographique “mouvementée” forge une tension à la fois drolatique et émouvante naissant de la fragilité de ces présences devant l'objectif. Un écart abyssal émane du dialogue entre les sujets et les fonds qui défilent en arrière-plan. Cette sorte de montage interne au plan apparaît comme une déclinaison de l'effet Koulechov – les êtres ne paraissent pas les mêmes selon qu'ils ont dans le dos la Place Tian'anmen, une sorte de villa Toscane factice, la Grande muraille, une rue de Hong Kong ou encore Disneyland. Hu Wei dit être parti une notion forgée par Michel Foucault, l'hétérotopie, littéralement un “lieu autre”, désignant des espaces concrets qui sont le lieu de l'imaginaire et de l'utopie. Si le cinéaste se défend d'avoir réalisé une œuvre engagée, une évidente dimension politique émerge. Ne serait-ce que par la décision de filmer ce peuple en costumes traditionnels, dont la culture est détruite par les autorités de Pékin. Ou de mettre en scène avec limpidité la rencontre violente entre modernité et tradition. À ce titre, on ne manque pas de constater que parmi les fonds se trouve celui du Palais du Potala de Lhassa, qui fut la résidence du dalaï-lama jusqu'au soulèvement tibétain – durement réprimé – de 1959. À la fin de La lampe au beurre de yak, alors que les toiles tendues sont en train d'être retirées, un zoom avant patient permet bientôt d'envisager un majestueux paysage de montagne strié par les travaux de construction d'une voie rapide. Obtenu avec le concours d'effets spéciaux, c'est un véritable plan de science-fiction, qui fait pourtant apparaître une bien réelle logique de colonisation par le pouvoir central chinois.

Arnaud Hée

Réalisation, scénario et montage : Hu Wei. Image : Jean Legrand et Stéphane Degnieau. Effets spéciaux : Étienne Salançon. Son : Brice Picard, Wu Shi, Liu Cheng et Hervé Guyader. Interprétation : Genden Punstok. Production : AMA Productions et Goya Entertainment.