Cahier critique 05/09/2018

"La fugue" de Jean-Bernard Marlin

Alors que sort son premier long Shéhérazade, découvrez ce court métrage de Jean-Bernard Marlin, Ours d’or à la Berlinale 2013.

Tout commence très vite. Le montage – strié de jump-cuts et de brusques raccords – peine à suivre les déplacements de Lakdar dans ce foyer pour mineurs délinquants où il est éducateur. Le temps presse ; à l’entame du film, l’histoire paraît commencée depuis longtemps, saisissant Lakdar et Sabrina, adolescente sur laquelle il veille, à un moment crucial (peut-être la fin de ce qui les lia), alors que cette dernière doit se présenter au tribunal pour, espèrent-ils, obtenir un jugement clément et recouvrer sa liberté.

Le film nous impose de le rattraper, comme La peau dure (coréalisé avec Benoît Rambourg en 2007 – voir Bref n° 83) nous précipitait dans la journée chaotique et violente d’un petit Tony Montana de Corse. Dans l’un et l’autre, l’adolescent – buté, mais trop sensible – refuse de se laisser attraper, esquive la caméra, la contourne, la fuit, brutalise les raccords. Comme si l’enjeu – pour le cinéaste, pour le protagoniste adulte – était de le canaliser, le stabiliser dans la durée d’un plan-séquence (Sabrina sortant de la voiture pour se livrer renvoyant ainsi à l’étreinte bouleversante entre un père et son fils à la fin de La peau dure).

Avant cela, la première tentative d’apaisement aura échoué. Au tribunal, dans une scène que l’on pourrait croire prélevée à un documentaire judiciaire de Raymond Depardon, la caméra ne sait comment saisir Sabrina. Qui se dérobe, baisse la tête, n’articule pas. Ça frotte, ça ne va pas. Elle a beau avoir trouvé un travail et fait la preuve de son désir de réinsertion, la mise en scène se grippe et résiste. Les axes de prise de vues se multiplient et redoublent, par l’instabilité générée, le feu des questions inquisitrices de la juge. Alors Sabrina, effrayée, s’enfuit.

Tout redevient affaire de vitesse, de caméra portée et d’urgence. Lakdar ne peut laisser Sabrina gâcher tout ce qu’ils avaient réussi à construire avant que le film commence. Quand il la retrouve et essaie sans succès de l’arracher au véhicule de deux jeunes voyous auprès de qui elle a trouvé refuge, ce n’est pas tant dans le “droit chemin” qu’il entend la ramener que dans sa fiction rêvée (le récit possiblement édifiant d’une réhabilitation sociale) qui se dérobe. Cette parenthèse ouverte sur un autre genre (le “film-banlieue”, Sabrina en héroïne gangsta) se refermera d’elle-même quand la jeune fille, lasse, rappellera l’éducateur et se glissera, le soir venu, dans sa voiture, permettant au rythme de se ralentir et au film – très beau – de s’apaiser enfin. Tandis que la nuit tombe et qu’une porte se referme, l’une acceptant son sort et l’autre son échec…

Stéphane Kahn

Article paru dans Bref n° 108, 2013.

Réalisation et scénario : Jean-Bernard Marlin. Image : Julien Poupard. Montage : Nicolas Desmaison. Son : Laure Allary, Claire Cahu et Mélissa Petitjean. Interprétation : Adel Bencherif, Médina Yalaoui, Sabine Gavaudan et Agnès Cauchon-Riondet. Production : Les Films de la Croisade.
 

Entretien de Jean-Bernard Marlin à l'occasion des César 2014 :