Cahier critique 26/06/2019

“La course nue” de Benoît Forgeard

Éloge du streaking.

Maud, comédienne vivant à Paris, ne paye plus ses factures de téléphone portable. Depuis trop longtemps aux yeux de son opérateur, Shy Telecom, représenté par un certain Denis Fraise qui, grand seigneur, lui propose une combine pour amortir sa créance : faire du streaking, c’est-à-dire débarquer toute nue sur la pelouse du Stade de France, avec le logo de la boîte peint sur le corps (par un graphiste aussi endetté qu’elle…). On ne la force pas, Maud a le choix. En plus, on lui offre trois heures de communication gratuites le dimanche après-midi. “Nickel”, dit-elle.

Tour à tour aberrant et réaliste, grave et léger, drôle et angoissant, dans cette Course nue, la multiplication des registres fabrique une matière non identifiée, qui déroute à coup sûr. Il y a le nom de Fraise, dont la poésie intrigue. Il porte certes un costume, comme un cadre d’entreprise normal, mais sa teinte jaune passée et son petit collier de perles (un talisman exotique ?) nous laissent sur nos gardes. La voix et les manières affectées de son interprète, Darius – dont le timbre n’est pas sans rappeler celui de Philippe Katerine, autre compagnon de Forgeard, qui aura incarné une parodie de président de la République dans Gaz de France – enfoncent le clou. Des calembours se glissent mine de rien dans les conversations les plus sérieuses : “On a joué pendant un an une pièce sur l’euthanasie.” “D’accord, la Tunisie.”

Sommes-nous tous, habitants de cet espace-temps, souscripteurs d’un abonnement de téléphonie mobile, sur la ligne de départ d’une course nue ? La mise en scène du film veille constamment à parodier notre ère néo-libérale. Avec son faux plafond, ses plantes vertes et son distributeur d’eau, le décor de la société Shy Telecom dessine avec précision le caractère générique des “lieux de travail”. Les lettres de non-motivation de l’artiste Julien Prévieux résonnent entre ces murs anonymes. Lorsque Fraise se lance dans un éloge enfiévré du streaking : “acte de liberté totale, un beau coup de pied au cul à cette société de merde, un bras d’honneur à toutes les limites”, on pense à l’usage du mot révolution dans la bouche d’Emmanuel Macron.

De jeunes artistes précaires qui courent nus contre un peu d’argent : l’image est forte puisqu’elle évoque, près de quinze ans après le film, la flexibilité au programme de la “start-up nation” où il est conseillé d’être agile, capable de sauter, tel un singe, d’une branche à l’autre. Maud est ravie de ses nouvelles fonctions et sa célébrité ; elle endosse avec plaisir le rôle et le masque de la coureuse nue. On lui montre une série de diapositives évoquant l’image positive que souhaite communiquer Shy Telecom. Les slogans absurdes prêtent plus à sourire que la scène du test d’À cause d’un assassinat (The Parallax View, 1974) d’Alan J. Pakula. Mais le constat n’est pas si éloigné.

De la parodie de cette aliénation sourd l’angoisse du film, mais la couche d’absurde distillée par Benoit Forgeard semble agir comme un garde-fou à une dose trop importante de vitriol. En restant toujours sur le fil, ses détournements composent une farce funambule et inventent une forme de réalisme alerte, mi-fraise mi-raisin.

Cloé Tralci

Réalisation : Benoit Forgeard. Image : Hervé Lodé. Son : Antoine Corbin. Interprétation : Tanguy Pastureau, Darius et Anne Steffens. Production : Ecce Films.