Cahier critique 15/05/2019

“La chute” de Boris Labbé

Présenté en séance spéciale à la Semaine de la critique en 2018.

Des escouades d’oiseaux s’incrustent et se détachent d’un fond d’écran noir, ils pénètrent dans le corps d’humains qui, à leur tour, sont absorbés par de gigantesques pistils… et puis toute perspective disparaît au bénéfice d’un déroulé d’événements graphiques – un peu sur le modèle des rouleaux suspendus chinois – des plus improbables où tous les règnes arrivent et se croisent.

Tenter de donner un qualificatif à un film, en début d’article, devient aléatoire, sinon vain s’il s’agit d’une œuvre aussi déroutante et polysémique que La chute de Boris Labbé, à la fois film d’animation, essai graphique, réflexion métaphysique, œuvre picturale et poétique. Alors, pour s’immerger dans cette série de tableaux parfois fixes (dans leur cadre), souvent mobiles (également dans le cadre, mais dans les motifs aussi), le spectateur et le critique doivent mettre provisoirement leur cerveau en “sommeil” et leurs sens en éveil, faire de ces mêmes sens (l’œil, l’oreille) des chiens de chasse aptes en entrer en symbiose avec le foisonnement d’images que nous propose l’artiste-vidéaste, à la fois amateur de peinture du XVesiècle (Bosch est omniprésent) et de cinéma expérimental.

Les oiseaux qui volent dans les tableaux du haut pourraient provenir des vers exotiques et maniérés d’un Saint-John Perse, alors que les humains glabres esquissés à gros traits (de gouache) qui squattent d’abord les espaces du bas, après avoir muté par parthénogenèse visuelle de l’état de végétaux à celui d’animaux évolués, rappellent les cartoons grinçants d’un Walerian Borowczyk.

Le style d'animation développé par le film est très singulier : des motifs récurrents (oiseaux en vol, humains et végétaux en noces païennes et interrègnes foisonnants), se déploient et se métamorphosent en permanence créant une sorte d’envoûtement que la musique répétitive de Daniele Ghisi, composée à partir de données existantes de quatuors à cordes retouchés électroniquement, rend envoûtants.

Boris Labbé a voulu donner dans sa discipline, la vidéo d’animation, des équivalences plastiques à La Divine comédie de Dante (et surtout à sa première partie, L’Enfer). Le premier écueil à éviter dans ce type de projet – surtout sur un laps de temps de moins d’un quart d’heure – est le recours à la narration. Ici, elle est absente si on la prend au sens premier et direct. Le cinéaste propose une série de tableaux visionnaires qui se superposent (au début), se tricotent et s’interpénètrent ensuite. Il n’y a pas de solution figurative au poème visuel de Labbé : un maelström de gouache grise qui tournoie et se dilue en spirale, débouche sur le vide et clôt le film.

Boris Labbé crée une symphonie visuelle dont la contemporanéité s’abreuve aux sources de la culture renaissante, ses longs travellings dévoilant une multitude d’actions que l’œil peine à saisir en une seule vision (un peu à l’instar du Jardin des délices de Jérôme Bosch) relancent, avec brio, la question des limites de la vision perspectiviste dans l’art contemporain. Mais, en définitive, La chute ne peut vraiment s’expérimenter qu’à la vision… bien au delà des mots qui tentent maladroitement de la décrire et de la brider.

Raphaël Bassan

Réalisation : Boris Labbé. Animation : Hugo Bravo, Boris Labbé, Armelle Mercat et Capucine Latrasse. 
Musique originale : Daniele Ghisi. Production : Sacrebleu Productions.

Avec l'aide de France 2.