Cahier critique 11/09/2019

“La chanson” de Tiphaine Raffier

L’un des ovnis cinématographiques de 2018 ! 

Avertissement : le texte qui suit concerne la première version de La chanson, qui a circulé dans les festivals et qui n'est pas celle que nous vous présentons en ligne, sensiblement différente pour cause de conformité à la législation sur les droits musicaux.

Cultivant leurre et simulacre d’un côté tout en les dénonçant de l’autre (Baudrillard n’est pas mentionné pour rien au générique), La chanson célèbre les puissances du faux et de l’imitation tant en surface (trois héroïnes participant à un concours de sosies) qu’en profondeur (la description d’une ville créée de toutes pièces).

D’emblée, les existences, grandies dans une ville-mirage imitant les architectures les plus diverses, s’écrivent sur du vent : coincées entre imaginaire galvaudé (Disneyland dont l’esthétique, voisine, contamine le réel), galeries commerciales et bien-être de façade. Pas d’acrimonie ici, mais un étonnement fécond face à un monde d’illusions ne reflétant que des artefacts. Les images de Val d’Europe ponctuant le récit paraissent tirées de publicités sans âme, de modélisations 3D où l’objectivité de l’image vidéo relaierait la neutralité supposée d’une page Wikipédia. On se souvient à cet égard – car on pense parfois à Houellebecq – de La carte et le territoire, des emprunts polémiques du romancier à l’encyclopédie en ligne. Tiphaine Raffier (qui joua dans une adaptation théâtrale des Particules élémentaires) ne procède pas si différemment, racontant dans le prologue, images d’archives à l’appui, l’exode rural des années 1960, la construction des villes nouvelles, puis l’arrivée de Disney dans le département.

Pauline, Barbara et Jessica ont donc grandi dans un environnement sous cloche, dont le mall serait la parfaite métonymie et la reproduction culturelle ad nauseam, l’unique horizon. “S.O.S.”, chantent-elles (inconsciemment, et en playback bien sûr), alors qu’elles ne ressemblent en rien aux membres d’ABBA qu’elles imitent. Leur chorégraphie est d’ailleurs un énième simulacre, comme en attestent le montage épousant les codes d’une émission de variétés seventies et les axes de prise de vues démultipliés : puisque tout est faux, tout est permis, y compris la redistribution de la composition du groupe suédois, substituant à deux couples hétéro un trio de copines dont l’amitié va voler en éclats.

Si une bonne fortune cantonnait encore Pauline à l’indécision face à son futur, la voilà vivant pourtant une épiphanie et sachant soudain quoi faire de sa vie : devenir une chanteuse écrivant ses propres morceaux. Par un étrange détour de l’inspiration, elle se transforme en méthodique archiviste de technologies vouées, toutes, à la simulation (la cigarette électronique, le cadre photo numérique) ; mystique mélancolique révélant, dans ses chansons, l’âme des machines en même temps que le revers d’un progrès menant l’humanité à sa perte. Dans ce mix où s’entrechoquent critique sociale, kitsch et anticipation, Tiphaine Raffier, venue du théâtre, ne cesse de surprendre au gré d’embardées formelles inattendues. Et le septième art de vibrer, dans cet éloge de l’artifice, bel et bien plus fort qu’ailleurs…

Stéphane Kahn

Article paru dans Bref n°124, 2019.

Réalisation : Tiphaine Raffier. Scénario : Tiphaine Raffier et Clémence Madeleine-Perdrillat. Image : Raphaël Rueb. Montage : Clémence Diard. Son : Ivan Dumas, Maxence Dussère et Maxime Roy. Musique originale : Guillaume Bachelé. Interprétation : Victoria Quesnel, Noémie Gantier et Tiphaine Raffier. Production : Année Zéro. 

Avec le soutien de la 

Rencontre avec Guillaume Bachelé, compositeur du film La chanson de Tiphaine Raffier :