Cahier critique 01/12/2016

"L’oeil qui traîne" de Stéphane Brizé

Bien en amont de "La loi du marché" et "Une vie", Stéphane Brizé se distinguait avec un drame social délicieusement grinçant.

Évidemment, revoir L’œil qui traîne aujourd’hui permet de mesurer – chose normale – le chemin parcouru par Stéphane Brizé depuis vingt ans. D’autant plus que l’on avoue personnellement préférer au scénario cadenassé de ce court métrage de 1996 la voie empruntée par le cinéaste depuis quelques années, plus précisément depuis le bouillonnant La loi du marché jusqu’à Une vie, sa récente et subtilement elliptique adaptation de Guy de Maupassant. Il faut pourtant se souvenir de l’effet que produisit ce deuxième court métrage largement diffusé en festivals, en salles et restauré grâce à l’aide du CNC depuis.

De fait, L’œil qui traîne – qui valut à son acteur principal Frédéric Pellegeay un prix d’interprétation mérité au festival Les Acteurs à l’Écran de Saint-Denis, alors une balise incontournable du “jeune cinéma français” – compte parmi les courts métrages qui marquèrent durablement la deuxième moitié des années 1990, produit qui plus est sous la houlette de Magouric, société emblématique à qui l’on devait aussi, entre autres, les films de Jacques Maillot, d’Agnès Obadia ou de Gaël Morel.
Je ne suis pas là pour être aimé : c’était le titre du deuxième long métrage de Stéphane Brizé en 2004. Et l’assertion pourrait à rebours se rapporter au personnage de Didier, écorché sentimental qui ne sait plus communiquer avec ses parents ni avec son ex et dont le trop plein de rage ne peut être expulsé sans encombres que lorsqu’il se retrouve seul sur scène, dans une petite salle de concert à l’assistance clairsemée, guitare électrique en bandoulière, médiator au bout des doigts. Ailleurs, dans le monde réel, avec les autres, ses maladresses affectives, ses emportements, son impulsivité, son incapacité à s’adapter à un environnement familial, social ou professionnel (a contrario, pour ce dernier champ, du personnage faussement docile interprété par Vincent Lindon dans La loi du marché) ne cessent de l’enfoncer dans sa solitude et de verrouiller un destin auquel le scénario lui-même – implacable – ne ménage guère d’issue.

À ce titre, L’œil qui traîne est un film dont la sécheresse de ton dénote un pessimisme assez daté que le dernier plan – chute ironique plutôt inattendue dans un film d’une telle durée – vient confirmer. Mais il faut voir au-delà de cette manière un peu scolaire, un peu forcée, d’en finir par une pirouette visuelle. En effet, en redoublant l’enfermement affectif dans lequel s’est enferré Didier par un emprisonnement physique, elle apporte surtout au film une dimension paranoïaque, cauchemardesque, presque fantastique, qu’on ne lui soupçonnait pas au départ et que la redistribution des rôles père/fils (du surveillé au surveillant) nimbe, dans les derniers plans, d’une étrangeté singulière qui arrache définitivement le film à son terreau réaliste.

Stéphane Kahn

Réalisation : Stéphane Brizé. Scénario : Florence Vignon et Stéphane Brizé. Image : Nara Kéo Kosal. Son : Yunus Acar et Nicolas Duport. Montage : Anne Klotz. Musique : Frédéric Renaud. Interprétation : Florence Vignon, James Grall, Roselyne Lamouche, Thomas Chabrol,  Pascal Rigot, Jean-Luc Abel, Charles Schneider et Frédéric Pellegeay. Production : Magouric Productions.