Cahier critique 30/08/2022

“Gros chagrin” de Céline Devaux

Ça va passer, on s’en remet... Jean fête son anniversaire, boit trop et se souvient du week-end désastreux qui a mené à sa rupture avec Mathilde.

Sur une bande originale composée par le fidèle et génial bricoleur de l’électro Flavien Berger, Céline Devaux réalise avec Gros chagrin un remake du Mépris de Jean-Luc Godard. Outre le fameux lit à barreaux, on y retrouve cette même atmosphère froide, lyrique et mélancolique. Entre souffrances et solitudes, désamours et crises, le quotidien se transforme en huis clos et scelle la séparation. Certes, Devaux ne nous emmène pas à Capri, mais en Bretagne. Les peignoirs de bain de Brigitte Bardot et de Michel Piccoli sont devenus des pullovers aux couleurs vives, rouge et bleu. L’odyssée a été remplacée par un surgissement d’illustrations sonores ou picturales. Le mépris revisité par un grain de folie, celui du surréalisme, du dessin de presse, de l’animation (Topor, Cardon, Alexeïeff), celui d’une musique pop aux élans Krautrock.

Issue de l’École nationale supérieure des Arts décoratifs, Céline Devaux s’est fait connaître avec Le repas dominical, un court métrage présenté en compétition officielle à Cannes en 2015 et qui a remporté un vif succès. Dans ce film porté par la voix off de Vincent Macaigne, la réalisatrice révélait son trait, d’un comique dépressif, en mettant en scène un personnage au bord de l’indigestion du monde et de ses aspects répétitifs et normatifs (les dimanches, la famille, les petites haines et frustrations ordinaires, l’alcoolisme, l’homophobie). Avec Gros chagrin, la réalisatrice prolonge ce trait. La critique de l’habitude ne touche plus la famille ou la société, et les protagonistes sont les instruments de leur propre destruction. 

Gros chagrin est le premier film que Céline Devaux réalise non exclusivement en animation. Avec lui, elle traverse les frontières qui séparent d’ordinaire les univers au cinéma. Il s’agit d’un décloisonnement en demi-teintes, puisque Gros chagrin n’est pas totalement réalisé enprises de vues réelles. Il y a du Roger Rabbit dans ce court métrage. Un mélange des mondes qui ne peut que surprendre. Bien qu’interprété par de vrais acteurs (Swann Arlaud en parfait salaud et la trop rare Victoire du Bois qui excelle dans son rôle de femme martyre), Gros chagrin ne cesse de “s’encrer” dans une animation miroir (dessins sur cellulo et écrans d’épingles) qui la contamine. Il faut voir ces nuées noires d’oiseaux, ces encres chinoises qui débordent à même les images.

Devaux organise un va-et-vient et l’on ne sait plus très bien qui est le clone de qui. Ainsi, les cadres choisis pour la prise de vue réelle pourraient être ceux d’une bande dessinée et ses personnages, ses caricatures ubuesques. Autour du sujet banal de la rupture et de ses tristes paradigmes (insultes, médisances, reproches, moquerie, jalousie, etc.), la réalisatrice construit une œuvre mélancolique et lyrique, une œuvre gigogne où tout s’entremêle, absolument tout : non seulement les registres filmiques, mais également les strates temporelles (le présent narratif de la fête se fond dans le souvenir du passé, puis dans un avenir proche fantasmé), les voix (voix off, dialogues, SMS), le corps et l’esprit, l’organique et le métaphysique.

La qualité d’écriture textuelle et la création sonore de Flavien Berger méritent tous deux une parenthèse tant, dans ce monde clos, l’un et l’autre dessinent une porte, proposent un horizon, une respiration, une coupure. Il faut dire que cette mise en scène magistrale, tourbillon trouble, est 100 % raccord avec ses personnages éthyliques, malades et dépressifs. Dans cette mise en scène, à l’instar des belles illustrations de l’auteure influencée par Topor (homme autruche, coincé dans une porte d’ascenseur), le monde a perdu sa tête ou peut-être ne l’a-t-il jamais vraiment porté sur ses épaules.

Donald James

France, 2017, 15 minutes.
Réalisation, scénario, conception graphique et animation : Céline Devaux. Image : Paul Guilhaume. Montage : Raphaëlle Martin-Holger.  Son : Henri Puizillout et Lionel Guenoun. Musique originale : Flavien Berger. Interprétation : Victoire du Bois et Swann Arlaud. Production : Sacrebleu Productions.