Cahier critique 28/06/2022

"Ennui ennui" de Gabriel Abrantes

Farce à la frontière de l’absurde, Abrantes se joue de l’intégrisme et de la bonne conscience occidentale, avec une Lætitia Dosch époustouflante.

On ne sait pas trop ce qu’on retient le plus du cinéma de Gabriel Abrantes : son goût pour les contes, sa profusion narrative, sa sensibilité au temps présent, son humour, son sens du rocambolesque et de l’hétéroclite. Les ingrédients qui composent Ennui ennui sonnent comme un inventaire à la Prévert, avec le président Obama, un drone doté d’une intelligence artificielle et de la capacité de converser en plusieurs langues, une princesse nomade qui se masturbe avec une carotte en lisant Georges Bataille, une fléchette d’amour, un prince de guerre, une vierge, bénévole de Bibliothèques sans frontières qui pratique le kung fu, un chameau, un petit cochon appelé Madame Bovary…

Le plus détonnant est qu’une logique aussi farfelue qu’imparable arrime ces éléments dans un récit qui enchaîne quiproquos et retournements au gré d’actions où la gravité se voit détrônée par le trivial, où les tensions et les allusions sexuelles s’immiscent dans les détours d’une fiction qui se plaît à partir en vrille. L’univers dépeint par Gabriel Abrantes relève en effet d’un désordre qui déjoue systématiquement les prévisions – toute ressemblance avec notre monde tel qu’il va serait absolument fortuite –, en particulier celles des protagonistes aussi maladroits que pleutres, comiques dans leur manière de se croire rusés alors que leurs projets échouent immanquablement.

Si l'on reconnaît là des ressorts traditionnels du comique, Ennui ennui ne se résume pas à quelques vieilles recettes qui seraient remises au goût du jour. Le plaisir du jeu et le goût de l’hétérogène passent aussi par la qualité des interprètes et les contrastes qu’ils dessinent. Il fallait songer à Édith Scob pour interpréter le rôle de la mère de la bibliothécaire incarnée par Lætitia Dosch même si toutes deux semblent toujours à deux doigts du dérèglement.

Une séduction particulière opère aussi dans la façon qu’a le film de jongler avec les terrains de l’actualité : le président Obama, l’Afghanistan, les drones, l’intelligence artificielle. Il faudrait d’ailleurs parler d’un spectre temporel plus vaste dans lequel la figure d’Obama semble appartenir à un passé déjà lointain, finalement moins présent que l’esprit conte oriental du film, hors du temps, ou que la voix du drone, à la fois cousin du Hal 9000 de 2001, l’odyssée de l’espace et projection d’un futur inquiétant.

Et une véritable émotion affleure cependant quand, dans l’intimité, les personnages tombent le masque ou quand un contact physique s’établit entre la princesse nomade et le drone blessé qui a pour nom Hellefire Destroyer n°503027. On ne s’y attendait pas.

Jacques Kermabon

Réalisation et scénario : Gabriel Abrantes. Image : Simon Roca. Montage : Aël Dallier Vega. Son : Philippe Deschamps, Alexandre Hecker et Olivier Dô-Hùu. Musique : Ulysse KLotz. Décors : Jean-Charles Duboc. Interprétation : Lætitia Dosch, Édith Scob, Omid Rawendah, Breshna Bahar, Esther Garrel, Aref Banuhar, Asif Mawdoodi et Stephan Rizon. Production : Les Films du Bélier.