Cahier critique 05/06/2019

“Des majorettes dans l’espace” de David Fourier

César du court métrage en 1998.

Une voix off monocorde énumère objectivement une succession d'attitudes diverses face à la sexualité : le rejet (pour un prénommé Jean-Paul, ecclésiastique de son état), un choix non-normatif (pour des homosexuels défilant lors de la Gay Pride), la privation (pour les cosmonautes de Soyouz 27) et l'innocence (pour de jeunes majorettes prépubères). Dans un jeu d'associations d'idées drôle et jubilatoire s'apparentant au célèbre "Marabout­bout de ficelle", sont convoqués les arbres, le préservatif, l'amour d'un couple hétérosexuel folâtrant nu dans la nature, les bottines, les vaches, les anges, les super­héros et même une citation visuelle de 2001, l'odyssée de l'espace. Difficile de retranscrire la drôlerie suscitée par l'enchevêtrement de ces divers éléments (issus de films d'archives ou mis en scène en mêlant animation et prises de vues réelles) qui s'assemblent finalement selon une logique toute mécanique poussée jusqu'à l'absurde. 

Du mécanique plaqué sur du vivant, c'est ainsi que Henri Bergson expliquait la nature du rire. C'est bien de cela qu'il s'agit dans Des majorettes dans l'espace, un film très court de six minutes ; d'un discours dans un premier temps totalement désincarné, décalé et absurde qui va se voir parasiter par une profonde émotion, puis par une sourde colère, quand est évoqué le Sida qui condamne Vincent, l'un des sujets des expérimentations narratives de la première partie. Et cette colère salutaire contre l'irresponsabilité des autorités politiques et religieuses n'apparaît pas, comme on pourrait légitimement le craindre au vu de ce qui nous a fait rire avant, comme le message final d'un petit malin qui souhaiterait soudain paraître profond.

Non, ce sérieux découle tout naturellement de ce qui a précédé. On riait à gorge déployée et l'on est soudain complètement bluffés par la dimension dramatique qui a insidieusement contaminé le propos jusqu'à faire s'enrayer la mécanique comique. Comme dans L’île aux fleurs, film brésilien utilisant un semblable procédé narratif, auquel on compare souvent celui-ci, les rires s'étranglent. Mais à la différence du film de Jorge Furtado, le narrateur du film de David Fourier, jusque-là neutre, se révolte et nous fait part de sa profonde amertume. L'émotion et la colère finissent par gagner ce discours qui abandonne soudain le sérieux pince-sans-rire de l'équation mathématique. Et devant le plan silencieux et longuement étiré d'un garçon innocent – symbole d'espoir ? – se jouant tout seul un match de football, on mesure rétrospectivement toute l'ironie désenchantée de cet absurde collage cinématographique. Il n'y a rien de scandaleux, comme on a pu l'entendre ici ou là, à faire rire avec un sujet grave. C'est le principe même de l'ironie (1). 

À l'instar de Dedans de Marion Vernoux, de Promis, juré d’Olivier Peyon ou de Zohra à la plage de Catherine Bernstein (des courts marquants de la même période, NDLR), Des majorettes dans l'espace est une illustration exemplaire de l'utilisation réussie d'une forme très brève ne sombrant pas dans l'artificialité et n'ayant pas renoncé à tenir un discours pertinent et sensible sur des sujets graves. 

Stéphane Kahn

1. “Elle (l'ironie) fait rire sans avoir envie de rire, et elle plaisante froidement sans s'amuser ; elle est moqueuse mais sombre. Ou mieux : elle déclenche le rire, pour immédiatement le figer. Et la raison de cela est qu'il y a en elle quelque chose de contourné, d'indirect et de glaçant où l'on pressent la profondeur inquiétante de la conscience : aussi la gaieté a­t-elle tôt fait de se changer en malaise et en tension ( ... ). Le rire, sauf dans les comédies moralisatrices, n'a ni intentions ni arrière-pensées, et s'il est finalement édifiant, c'est par sa seule opération exhilarante, et non par une expresse volonté de prêcher et de polémiquer ; ses railleries ne se découpent pas toujours, comme celles de l'ironie, sur la toile de fond du sérieux, de la conscience sévère, profonde et méchante.”
(Vladimir Jankélévitch, L’ironie, Flammarion, 1964, p 131-132 de l'édition Champs-Flammarion n°66).

Article paru dans Bref n°33, 1997.

Réalisation et scénario : David Fourier. Image : Pierre Stoeber. Montage : Fabrice Rouaud et Jean-François Élie. Son : Renaud Michel et Florent Lavallée. Interprétation : Olivier Laville, Cléo Delacruz, Aurélien Bianco, Élise Laurent et Jean-Marc Delacruz. Voix : Philippe Bianco. Production : Haut et court.