Cahier critique 03/10/2018

“Dans l’ombre” d’Olivier Masset-Depasse

Et le désir triomphera.

Avec Dans l'ombre, Olivier Masset-Depasse abandonne le naturalisme volontariste de son très remarqué Chambre froide, et, à vrai dire, on ne s'en plaint pas. Dans un tout autre registre esthétique, ce film se nimbe volontiers de mystère pour une histoire somme toute aussi réaliste que la précédente. Chronique d'un amour contrarié, univoque, Dans l'ombre propose des enjeux narratifs finalement modestes au regard d'une mise en scène dispensant des ambiances oppressantes et paraissant promettre une issue mélodramatique. Sans doute n'est-ce pas plus mal car Masset-Depasse réussit du coup à abandonner la noirceur héritée de Chambre froide pour lui préférer un dénouement profondément romantique.

Pour en arriver là, pourtant, à ce pic orgasmique où les jump cutsscandent une très jolie scène d'amour, deux êtres auront dû s'apprivoiser, réussir à voir, par-delà les apparences et les menues vacheries, les meurtrissures du cœur. Au centre du film, Léone, une infirme, vit seule, recluse dans sa différence. Muette d'amour pour son voisin tourmenté et auto­destructeur, elle se cache derrière les vitres de sa petite maison ouvrière, l'observant inlassablement. D'emblée, c'est beaucoup et l'on peut craindre le pire, la valse du pathos et de l'apitoiement. Pourtant, rien de cela, car la réalisation opte pour une stylisation extrême ; la maison de Léone a des allures gothiques et l'usage de courtes focales ou de contre-plongées dans les plans saisissant l'héroïne chez elle accentue l'effet fantastique et sert de repoussoir au misérabilisme que pouvait induire le sujet. D'emblée aussi, il s'agit de la sortir de la douloureuse passivité dans laquelle la trouvait le prologue pour lui faire hâter le cours des événements, la mettre en contact avec le corps masculin fantasmé. Choix bienvenu, le personnage le plus fragile n'est pas forcément celui que l'on croit puisque le réalisateur ne fait pas de sa Léone une victime, mais une femme que son infirmité a rendue forte, volontaire et cassante.

Dans l'ombre opère donc un étrange mouvement, s'éloignant du naturalisme grâce à ses choix de mise en scène tout en balayant du même mouvement ce qui rapprocherait d'une classique histoire de voyeurisme ou de manipulation. C'est dans cet entre-deux que le film trouve sa singularité. Très vite, les personnages nous sont donnés frontalement, traqués par les gros plans. À ce face-à-face psychologique culminant dans deux subtiles scènes d'humiliation, la mise en scène apporte une dimension que le simple scénario ne pouvait contenir. Insistants, les plans reflétant le visage de Léone dans une vitre la dédoublant sont bien sûr l'expression de sa dualité, mais ils permettent surtout de jouer sur les espaces et les frontières que les deux personnages devront franchir. À une scène de rue près, tout le film se déroule en effet dans leurs maisons ou dans les jardins les jouxtant. L'enjeu, ici, réside bien dans le franchissement des seuils, d'où l'insistance graphique portée sur ces carreaux déformants dressant un filtre entre les personnages, le jeu qu'ils jouent et leurs vrais sentiments.

L'avant-dernière séquence illustre bien la précision de cette mise en scène et sa scrupuleuse gestion de l'espace. Quand Andréas décide d'aller vers Léone, enfin poussé par le désir amoureux plutôt que par la pitié, la caméra, opérant un lent travelling avant, suit la scène cruciale se déroulant dans le jardin tout en demeurant dans la maison. Tandis qu'elle s'avance, le cadre dans le cadre figuré par la fenêtre disparaît, comme si le passage était réalisé, comme si les masques tombaient enfin. Mais, Léone résistant d'abord à l'impétueux désir d'Andréas, le son étouffé par les parois restera, lui, prisonnier de cet intérieur jusqu'à ce qu'elle lui rende son baiser et que le franchissement sonore soit à son tour réalisé. De l'intérieur à l'extérieur, des ténèbres à la lumière, méfiance et gêne enfin tombées, la belle étreinte pourra avoir lieu, la lumineuse photographie d'une scène d'amour casse-gueule éclairant enfin le visage de l'austère Léone.

Stéphane Kahn

Article paru dans Bref n° 65, 2005.

Réalisation et scénario : Olivier Masset-Depasse. Image : Tommaso Fiorilli. Montage : Damien Keyeux. Son : Marc Bastien et Laurent Barbey. Interprétation : Anne Coesens, Kris Cuppens et Laura Van Maaren. Production : Eléna Films et Versus Production.