Cahier critique 03/04/2019

“Cross“ d’Idir Serghine

Prix de la distribution du Festival de Brive 2018.

Dans Issa, court métrage d’Idir Serghine présenté en 2004, le personnage du patron adjoint de club de foot joué par Aurélien Recoing déclare au jeune héros éponyme : “La vie c’est comme une loterie, et on sait jamais ce qu’on gagne”. Une maxime qui colle parfaitement à l’humanité au cœur de Cross, quatorze ans plus tard. Tout comme à Serge, campé par Damien Bonnard. Un ancien as du motocross, victime il y a peu d’un accident de course qui l’a laissé boiteux et l’a effacé des podiums. Dur d’avaler la pilule. De voir son ancien adversaire continuer à briller sur bécane. Serge est amer. Serge est borné. Obsédé par la discipline, dont il reste proche en faisant le coach-mécano pour un jeune poulain, et en se replongeant dans des anciennes compét’ sur son écran télé.

Le cinéaste sait capter la tension languissante d’êtres coincés dans leur quotidien. Le combat de l’épanouissement et de l’enfermement. Comme dans Ce monde ancien (2014), déjà porté par Bonnard et Finnegan Oldfield, et par un trio où sont présents un Mokrane et une Elsa. Mokrane, protagoniste aussi du Funambule (2008), incarné par Akim Isker, lui-même en tête d’Issa. Serghine crée du lien et des ponts, à travers les diverses créatures de son univers. Une famille de fiction pour mieux déjouer l’individualisme galopant ? En tout cas, il filme ici la perte de connexion du couple, où chacun survit en solo, elle, pour faire tourner la baraque, en faisant des shows porno en cam live, lui en restant accro à la piste, pour poursuivre sa lubie donquichottesque.

Ce monde ancien s’ouvrait dans une animalerie et se bouclait sur un lapin hésitant à sortir de sa cage en plein air. Cross fait d’un chien l’enjeu de la séparation des futurs ex-amoureux. De l’animalité et des pulsions primaires comme nécessité vitale. De même, la baraque en bois et tôle au cœur du récit trône au bord d’un étang, entre arbres et brume du matin. De la poésie pour sauver les âmes de la spirale du déterminisme et de la galère. De l’état de nature pour tenir la tête hors de l’eau. On en veut chez Idir Serghine, sans forcément savoir quoi et comment. Mais le chemin vaut la peine d’être emprunté, car il recèle de soubresauts tapis sous la routine, et d’un humour surprenant, comme quand l’héroïne sort ses godes du lave-vaisselle, au milieu des poêles et couverts. C’est ce qui rend précieux le regard bienveillant et décalé du cinéaste, justement ancien étudiant en philo et coprésident de l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion, l’Acid. Philosophe et indépendant. Un credo fertile. 

Olivier Pélisson

Réalisation et scénario : Idir Serghine. Image : Noé Bach. Montage : Giulia Rodino. Son : Charlie Cabocel, Arno Ledoux et Matthieu Deniau. Musique originale : Dasz Kowalski. Interprétation : Damien Bonnard, Liv Henneguier, Finnegan Oldfield, Charles Poitevin, Slim El Hedli et Samantha Boissout. Production : Les Films de la Capitaine.

Rencontre avec Idir Serghine, réalisateur de Cross - Festival du cinéma de Brive