Cahier critique 31/03/2018

“Chulyen, une histoire de corbeau” de Cerise Lopez et Agnès Patron

Le noir et blanc puissant et profond au service d’un conte nord-amérindien. Bonus : entretien avec Pierre Oberkampf, le compositeur de la musique originale.

Qui des deux sera la plus forte
L’ombre ou l’imagination
”, 
Louis Aragon, “Je n’ai plus l’âge de dormir”

Dans notre Bref no 114, en février 2015, nous avions publié une série de dessins conçue par Agnès Patron et Cerise Lopez, qui présentait les différentes étapes de la réalisation de leur film Chulyen, histoire de corbeau. Une fois le film terminé, il fut montré en festivals et sa beauté inspirée continue de hanter l’esprit de ceux qui l’ont vu, portant atteinte à l’ordre familier des choses.

Chulyen est un esprit, un être mi-homme mi-corbeau, créateur de civilisation, importante figure cosmogonique pour les peuples Tlingit et Haïda vivant en Alaska. Facétieux, séducteur, guérisseur, trompeur, puissant, il sillonne le monde, le modifiant selon son bon vouloir, se confrontant avec insolence à la naïveté des animaux, géants, bélugas et autres créatures. Seuls des chamanes masqués semblent pouvoir l'inquiéter. Ce conte nord-amérindien, et surtout sa conception, charpente totalement le film. “Nous avons essayé de garder la structure chaotique du récit, directement issue de la tradition orale, ainsi que certaines descriptions de la pensée nord-amérindienne, caractérisée par son aspect additif et non logique”, explique Cerise Lopez.

Cet aspect chaotique est rendu visible de plusieurs manières : le personnage même du Chulyen, des masques et hybridations assumés par les personnages, des mouvements de caméra entraînant une sensation de perte de repères spatiaux et de perturbations des distances et des tailles (en animation, mais aussi en prise de vues réelles), l’utilisation du noir et blanc rendant parfois abstraits les formes et gestes (transformations, répétitions, accélérés et plans subliminaux soulignent cette sensation d’étrangeté). Ces éclatements narratifs et plastiques, qu’accompagnent merveilleusement les éléments sonores du film et les ruptures du montage, composent une sorte de kaléidoscope de sensations et d’expressions, démultiplié par le graphisme d’une richesse étonnante. Ce film nous place dans un univers à la perception toujours incertaine. La cruelle malice de Chulyen liée à la fragilité apaisée des images, dont on saisit qu’elles ont été conçues dans un geste à la fois impulsif et très rigoureux, tend vers un équilibre instable où toutes les insolences sont crédibles.

Si Chulyen… est tiré d’une histoire vraie (comme nous l’indique un carton au début du film), elle est aussi vraie qu’il est possible qu’une histoire le soit, puisqu’elle nous est contée avec les mains, avec la bouche, en silhouette et en mouvement, comme dans les songes.

Sébastien Ronceray

Article paru dans Bref no117 (2015).

Réalisation, scénario et montage : Cerise Lopez et Agnès Patron. Image : Nadine Buss. Son : Mathias Chaumet. Musique : Pierre Oberkampf. Interprétation : Céline Espardellier et Jeremy Tate. Production : Ikki Films.