Cahier critique 01/05/2019

“Chiens” de Caroline Poggi

La Corse, le maquis, la folie...

Il ne suffit pas de regarder Chiens ; il faut s’y plonger. Ne pas se tenir à distance ; y prendre part. Chiens ne représente pas un monde, n’énonce pas une histoire ; il construit un univers et, pour cela, s’enracine au cœur de ce qui anime la matière et émeut la chair : les sensations.

Y rester extérieur, dès lors, revient à rompre le charme, le réduire à néant ; Chiens n’existe que dans la présence des corps, première et intuitive, non au travers d’un récit dont il s’évertuerai maladroitement à signifier le cours. Chiens de Caroline Poggi, c’est d’abord sentir la vue qui s’aiguise à son contact, tendue par la composition d’un cadre ou son extrême obscurité, suspendue à un ralenti, heurtée par une frontalité soudaine. C’est éprouver, par la proximité palpable des matières, brutes et diverses, qui s’offrent à la caméra, la puissance mnésique du toucher : la fourrure d’un chien, les aspérités d’une peau couvrant un visage, la chair à vif, s’affranchissent ici de l’abstrait ordinaire et inhérent à toute représentation, par le temps et l’importance qui leurs sont accordés dans le cadre. C’est encore avoir l’oreille aux aguets, sollicitée par la richesse des nappes de la bande-sonore, les papilles baignées, dans l’effervescence d’une suggestion, de la sensation métallique caractéristique d’une viande tout juste saisie, l’odorat saturé par le sang, l’humus et les bêtes.

Ainsi qu’une gamme musicale, tout n’est ensuite qu’affaire d’intervalles. Il ne naît rien des sensations elles-mêmes, éparses, hétéroclites, littéralement insignifiantes ; de leur succession et de leurs écarts, toutefois, éclot une couleur, une tonalité, dont l’évolution des nuances dans le temps sculpte progressivement le film. De l’animalité à la douceur, de la douceur à la puissance, les glissements sensoriels qui ouvrent le court métrage nourrissent ainsi par exemple l’esprit de meute qui unit le jeune homme à ses chiens, suspendant chacun de ses actes à la croisée – amorale puisque sans jugement ni discours – de la violence et de l’élan vital.

Rompant ainsi avec tout horizon ou tension narrative classique, Caroline Poggi compose son film par touches et en nuances qui, s’ajoutant, se retranchant parfois, tissent entre elles un univers complexe, irréductible à l’histoire ténue qu’elles laissent deviner en filigrane, régulièrement débordé. Ainsi de cette énigmatique jeune fille au cerceau, contraste vibrant jusque dans le grain vidéo, s’invitant par l’intermédiaire de la télévision dans la bulle solitaire du jeune homme et en questionnant la porosité : au treillis répondent les paillettes du justaucorps, à la nature, le spectacle et l’artifice ; dans le même mouvement, les deux mondes s’opposent et se lient, s’excluent et se nourrissent. Avec Jonathan Vinel qui, déjà, officie au montage – préfigurant en cela les futures collaborations enthousiasmantes du duo –, écarts et raccords forment le souffle qui bouleverse les images et provoque les rencontres, précipitant le film vers sa réalisation.

Musical dans ses rimes visuelles et sa structure, plastique dans ses cadres – pictural parfois, rappelant notamment au détour d’un plan suspendu la tradition des « écorchés » des peintres hollandais –, Chiens ne s’éprouve dès lors qu’à « corps battant ».

Claire Hamon

Réalisation et scénario : Caroline Poggi. Image : Eponine Momenceau. Montage : Dounia Bouga et Jonathan Vinel. 
Son : Ivan Dumas, Maxence Dussere, Clément Laforce et Jonathan Vinel. Interprétation : Ghjuvanu Ghjelormu Poggi et Anaïs Cailletaut. Production : G.R.E.C.