Cahier critique 01/12/2016

"À bras le corps" de Katell Quillévéré

Les premiers pas de cinéaste de Katell Quillévéré, quelques années avant "Suzanne" et "Réparer les vivants".

Saisir l'insaisissable : À bras le corps se bâtit sur cette alliance d'idées apparemment contraires. Dans le jour blafard et gris bleu d'un matin d'hiver, deux corps d'enfants sont livrés à eux-mêmes. Ils sont frères et leurs gestes, au-delà de leur ressemblance physique, en rendent compte à travers, entre autres, la protection mâtinée de léger sadisme que l'aîné exerce sur le plus jeune. Ils s'inventent des jeux qui ne regardent qu'eux et l'absence d'un adulte pour les guider dans cette journée qui commence se fait, à la longue, inquiétante.

À bras le corps se situe dans l'interzone louche entre le lever et le moment où l'on sort de chez soi. Ce passage du sommeil à la veille se trouve ici contrecarré et rallongé par l'attente de la mère qui ne vient pas. Au bout d'un couloir que la caméra pose comme un lointain, se trouve la chambre maternelle. La mère est allongée à plat ventre, sonnée ou morte, le film ne le détermine pas. Mais la possibilité du décès semble animer les corps joueurs des enfants d'une violence sourde et soudaine. Tels des lionceaux livrés à eux-mêmes, ils caressent et bousculent celle qui refuse de se lever. Puis, le dérèglement taciturne s'installe jusqu'à ce que les enfants jettent sur les passants, du haut d'un balcon, des préservatifs remplis d'eau avec ce cri : "C'est d'la part de not’mère !

Mais la justesse de ces moments successifs ne s'accommode pas tout à fait d'une proximité froide que le regard de la caméra entretient avec ces enfants. Chez les frères Dardenne ou chez un Lodge Kerrigan, l'empathie morale pour les premiers et le sens tragique de l'existence pour le second s'accompagnent d'une pulsation chaude qui va d'eux à nous en passant par les situations montrées. Ici, on frôle cette chaleur constitutive des dépressions et des moments où la vie nous abandonne pour mieux nous sauter à la gorge.

Indéniablement, le film de Katell Quillévéré a de la tenue. Mais c'est à ses saillies de violence et de sourire (lors de la photo de classe finale) qu'il doit sa force.

François Bonenfant

Article paru dans Bref n°70, 2006.

Réalisation et scénario : Katell Quillévéré. Image : Tom Harari. Son : Emmanuel Bonnat. Montage : Thomas Marchand. Interprétation : Elvaize Arroudj, Chérif Arroudj, Hélier Cisterne, Walter Snorkell, Nils Chekroun, Martin Vasseur et Anne Carmignani. Production : Grec.