News 28/05/2019

Dans les secrets du travail avec Rosto : rencontre avec Nicolas Schmerkin

Pour rendre hommage à Rosto, parti bien trop tôt ce printemps, il nous est apparu naturel d’évoquer sa personnalité et son œuvre avec Nicolas Schmerkin. Avec Autour de Minuit, il aura été le fidèle partenaire, tant en production qu’en distribution, du génial Hollandais volant.

Vous avez été le producteur français de Rosto durant une douzaine d’années, mais comment avez-vous, à l’origine, découvert son travail ?

La première fois que j’ai vu un de ses films, c’était au Festival de Rotterdam, en 2002. C’était The Rise and Fall of the Legendary Anglobilly Feverson et j’ai alors “capoté”, comme disent les Québécois, face à cette espèce d’opéra punk-rock qui mélangeait la 2D, la 3D, le live, des marionnettes en stop-motion, de la photographie, de la typo animée, etc. Et il y avait, derrière, un vrai artiste, même si je ne comprenais pas tout ce qu’il voulait dire ! Mais j’ai trouvé cet univers hallucinant, d’un point de vue visuel et sonore, déjà, et aussi pour ce qu’il pouvait provoquer de manière sensorielle, et pas forcément narrative.

J’ai contacté Rosto d’abord pour diffuser son film au Festival Némo à Paris, en récupérant une VHS pour le montrer au reste de l’équipe. Je n’avais pas encore activé Autour de Minuit en tant que société de production et de distribution. Je m’occupais principalement du magazine Repérages et je n’avais pas encore l’idée de produire, j’avais davantage l’envie de montrer et partager certains films. Et puis, en 2005, j’ai croisé Rosto pour la première fois “physiquement” à Annecy, suis tombé sous son charme, et comme Autour de Minuit était alors actif, à la fois en production et en distribution, je lui ai proposé de distribuer ses films, puisque sa trilogie Mind My Gap (BeheadedAnglobilly FeversonJona/Tomberry) était terminée.

L’année d’après j’ai invité Rosto au Festival de Sarajevo, où je m’occupais de la programmation de courts métrages. C’est là qu’on a commencé à parler de production, car il cherchait une coproduction en France et on a commencé réfléchir à la fabrication de son nouveau projet, Le monstre de Nix. Quelques mois plus tard, il rencontrait Suzie Templeton, qui allait devenir sa compagne, et s’est mis en tête de fabriquer une partie du film en stop-motion dans le même studio polonais que Pierre et le loup (SeMaFor), mais cette idée est tombée à l’eau car trop compliquée. C’était un film musical de trente minutes, déjà très ambitieux et très cher, mélangeant live action, animation 2D et 3D. On a mis énormément de temps à lancer la production, avec pas mal de problèmes dans le financement, car c’était un projet à quasiment un million d’euros…


Anglobilly Feverson

Quelle était alors la méthode de travail de Rosto ? Avait-t-il un scénario écrit ou simplement des recherches graphiques ? 

Le monstre de Nix est un peu à part, car Rosto souhaitait alors faire un film un peu plus narratif et à destination des enfants. C’est son fils, Max, qui l’avait inspiré : le personnage de Willy est un mélange de Kurt Cobain et de Max ! Il y avait donc vraiment à la base un désir de transmission, et faire un film musical pour les enfants devait lui permettre d’aller un peu plus loin dans le travail de la narration, d’expérimenter des dialogues, mais en continuant évidemment à faire “du Rosto”. Il y avait un scénario, écrit avec un autre scénariste, mais Rosto l’a fini tout seul.

Sur la plupart de ses films, la préparation était très cadrée, notamment sur Nix et sur Splintertime. Il avait l’impression qu’il n’avait plus trop d’espace pour la création ou l’improvisation, qu’il « suffisait » d’exécuter l’animatique, contrairement à des films plus intutifs comme Lonely Bones ou même Reruns. Mais pour un projet aussi complexe que Le monstre de Nixil fallait que ça soit hyper cadré, avec de l’animatique 3D très précise tout le long et calée sur ses maquettes musicales, car il y avait cette difficulté en plus que les prises de vues et l’animation soient synchro sur la musique et les paroles. 

Au début, il n’avait pas envie d’en composer la musique et voulait la confier à plusieurs groupes, notamment Björk ou Coco Rosie. Mais on s’est très vite rendu compte que ce serait compliqué et finalement, Rosto a fini par composer lui-même une musique originale, en sollicitant des interprètes extérieurs pour le chant. C’est comme ça que sont arrivés sur le projet Tom Waits, Terry Gilliam ou Olivia Merilahti, du groupe The Do.


Le monstre de Nix

Quelle impression gardez-vous de toute cette phase de fabrication du film ?

On est passé par plusieurs phases en production, avec des hauts et des bas : on avait l’argent, puis on n’en avait plus assez ; on avait les artistes, et puis on les perdait… Surtout, on devait collaborer avec un gros studio d’animation parisien avec qui on avait préparé la production pendant près d’un an et qui nous a plantés le jour où il devait démarrer… On s’est retrouvé sans studio d’animation pour notre partie, alors que la préparation et la production avaient déjà pris trois à quatre années, et que la fabrication en Hollande et en Belgique avait déjà démarré. Il nous fallait  rattraper le train en marche et nous avons donc improvisé notre propre studio en achetant dix ordinateurs et en recrutant comme on a pu, en plein été – notamment des jeunes de Supinfocom pour qui c’était le premier boulot... On a donc réussi à envoyer nos plans à temps et finaliser le tout. Et c’est donc d’abord à cause ou grâce à cela que le studio d’Autour de Minuit s’est créé. 

Comment a été ensuite reçu le film ?

Il a relativement bien circulé, quoique pas forcément bien vendu. Rosto voulait faire un spécial TV pour enfants, mais sans réussir à le réduire à 26 minutes – il en fait 30 au final. Et quand les acheteurs de séries télé voyaient cet objet, il ne ressemblait en rien à ce dont ils avaient l’habitude.

Le film est passé sur Canal+, qui était entré en coproduction et qui avait déjà donné un prix à Jona/Tomberry à la Semaine de la critique, à Cannes, en 2005. Mais aujourd’hui, ce serait impossible pour eux, car Le monstre de Nix était un projet complètement délirant. Et puis, certains voulaient alors retrouver du “vrai Rosto” ; finalement, il était un peu sorti de son “champ” d’expression présumé. 

À ce moment-là, l’idée de la tétralogie n’était pas encore apparue ?

Rosto l’a commencée seul, avec No Place Like Home, en même temps qu’on faisait Le monstre de Nix. Et les deux ontété terminés quasiment en parallèle. Il a financé le premier film avec très peu d’argent, avec seulement un fonds hollandais pour le clip, et il l’a fait “à l’arrache”. On a ensuite parlé de coproduire le deuxième volet, Lonely Bones, qui est finalement devenu un film entièrement financé par la France, car le FilmFund Hollandais ne l’a pas soutenu sur ce coup-là.

À la base de tout son travail, il y a les chansons, qui ont donné naissance à son roman graphique en ligne Mind My Gap – finalement, il a un peu inventé la web série d’animation, aux débuts d’internet. Il faisait en Flash, tout seul, des épisodes inspirés de ses chansons. Et puis, un épisode est devenu un court métrage et au bout de la chaîne, No Place Like Home et Lonely Bones sont les derniers maillons de Mind My Gap, tout en étant les deux premiers épisodes de la tétralogie. C’est un univers vraiment tentaculaire…


No Place Like Home

Comment la suite de l’aventure s’est-elle concrétisée ?

Le principe était celui du cadavre exquis : Rosto ne savait pas ce qu’il allait faire après, ni quelle chanson il utiliserait. Quand il a fini No Place Like Home, il ne savait pas ce que seraient le second, le troisième et le quatrième film. Mais il savait que pour faire le second, il partirait de la fin du premier, et ainsi de suite... Les chansons existaient déjà, puisque le groupe The Wreckersdatait des années 1990, donnant quelques concerts et enregistrant des cassettes, mais c’est resté relativement confidentiel. Par la suite, le groupe s’est séparé, mais Rosto a voulu en continuer le projet musical et enregistrer des morceaux. C’est donc devenu un groupe de studio : ils sont restés en contact, enregistrant tous les ans quelques morceaux, que Rosto peaufinait et remixait. Le groupe est devenu Thee Wreckers, pour se distinguer de l’ancien nom, avec les musiciens virtuels qu’on peut voir dans la tétralogie.

Après No Place Like Home qui ressemble plus à un clip, on a commencé à vraiment travailler en production Lonely Bones. Rosto voulait faire un film plus physique et sensoriel et c’est, je pense, son film le plus étrange… Le conseil que je lui donnais était de garder la musique et d’enlever les paroles pour que ça fasse moins clip. C’est donc devenu un film un peu plus organique, avec plus de sounddesign. Quand on l’a fini, on s’est demandé ce qu’on allait bien pouvoir en faire et quelques semaines plus tard, il gagnait le Grand prix à Ottawa ! C’était dingue, car c’était son film le plus sombre et dérangeant, le plus expérimental. On peut le voir de façon “méta’”, car c’est une mise en abyme des cauchemars de ses tournages, avec ce personnage prenant conscience qu’il se trouve dans un film, sur un plateau de tournage, et qui se rebelle contre le réalisateur joué par Rosto. Après, on a enchaîné avec Splintertime, qui commence là où Lonely Bones s’achève, avec l’ambulance qui démarre son voyage dans un monde immaculé. 


Lonely Bones

Pour vous, était-il devenu naturel de repartir avec lui à chaque fois sur le film d’après ?

Je ne me suis jamais posé la question et je pense que lui non plus ! On s’était bien trouvés. Il aurait bien aimé avoir un autre Autour de Minuit à domicile, ou en Belgique avec qui on a coproduit la plupart de ses films. Mais il n’arrivait pas à trouver la bonne personne avec qui s’entendre à Amsterdam. Il était du coup son propre producteur aux Pays-Bas. C’était à la fois un réalisateur et un coproducteur. Au final, on était assez en symbiose, c’est certain…

Par rapport à d’autres réalisateurs que vous avez produit, votre relation avec Rosto était-elle spécifique ?

C’était un autre type de rapport. Nous sommes rapidement devenus amis, c’était comme un grand frère. Mais je crois que tous ceux qui parlaient avec lui ne pouvaient qu’être subjugués. Il donnait beaucoup, il était très généreux de son temps, de sa personne, et ça se voit dans ses films, qui sont foisonnants de propositions, d’idées… Ce n’était pas du tout une rock-star et il pouvait échanger avec n’importe qui, avoir une vraie relation en très peu de temps, sans la moindre hypocrisie. Il était très différent. Je pense qu’il venait d’une autre planète ! À ses funérailles, on a passé Starman de Bowie, et ça lui allait bien...

Vous aviez en tout cas un authentique et permanent échange artistique…

Oui, artistique et humain. On passait des nuits à parler de ses projets, de musique, de tout… De mon côté, j’ai apporté ce j’ai pu… Le jour où j’ai vraiment gagné sa confiance, c’est en faisant des propositions sur le montage de Nix et il les a pour la plupart acceptées, en me créditant d’ailleurs comme monteur au générique. Dès lors, pour chaque film, dès qu’on avait un “ours”, il me disait d’y aller, de me lâcher sur le montage… C’était une preuve de confiance et j’en étais assez fier et touché.

Je suis plutôt interventionniste sur les films de manière générale, je donne mon avis sur le scénario, sur le montage, et Rosto en était plutôt demandeur. Certains réalisateurs sont très fermés, ne veulent rien savoir, et d’autres sont plutôt ouverts à toute forme de collaboration. Rosto était dans ce registre-là. Même s’il avait une idée très précise de ce qu’il voulait, il était sensible aux remarques, il n’était jamais dans sa bulle. 


Making of Reruns

Il y a une vraie présence de poète dans son œuvre, notamment quand on revoit d’un bout à l’autre la tétralogie. Cela doit être difficile pour un collaborateur – a fortiori son producteur– d’intervenir sur une création aussi personnelle…

Bien sûr. Quand il avait un nouveau projet, je ne lui demandais même pas ce que c’était. J’avais une confiance absolue dans ce qu’il pouvait créer. Et j’ai moi-même beaucoup appris, en termes de production, de fabrication de film et de cinéma, à son contact. Ce n’était pas une relation où je me contentais de trouver de l’argent et de financer le film en s’arrêtant à cela.

Finalement, cette relation vous a servi de manière générale, puisque vous aviez lancé Autour de Minuit dans le but de faire des films hybrides, or les siens associent tellement de techniques différentes, que c’en est parfois vertigineux ! 

Je pense qu’il était l’un des rares qui osait encore aujourd’hui une telle débauche de technologie et de 3D. Dans ses films, on peut toujours se demander comment ce qu’on voit est fabriqué. Sur les derniers – notamment Reruns, où il a inventé des choses qui n’avaient jamais été faites –, il expérimentait à chaque fois des choses différentes. Chaque film était un prototype et nous nous posions la question de la façon de le faire… Et c’était précisément, en effet, notre credo à Autour de Minuit : expérimenter, renouveler, se mettre en danger. Être comme de perpétuels débutants, en perpétuelle recherche.


Reruns

Toutes ces trouvailles étaient-elles intuitives pour lui ? 

Oui, totalement. Chacun de ses films est passé par plusieurs phases d’expérimentation. Pour les masques de Splintertime, on ne savait pas si ça allait marcher. C’étaient de vrais masques, avec, au moment du tournage, des points de “track”. On les a photographiés en photogrammétrie à 360 degrés, les textures ont été récupérées, la bouche et les yeux réanimés et “re-plaqués” par-dessus.

Dans Rerunsqui se passe sous l’eau, Rosto a voulu essayer plein de choses : tourner dans une piscine avec de vrais humains ou utiliser des petites marionnettes, avec des vêtements dans des aquariums, mais ça ne marchait pas... Finalement, les têtes ont été filmées et remises sur les corps, tournés en live sur fond vert au ralenti avec une soufflerie pour simuler l’effet aquatique. Tout était à la fois artisanal et technologique, et c’est ce qu’aimait Rosto. 


Splintertime

Quels sont les projets qu'il n'aura pas eu le temps d'achever ?

Son premier long métrage était prêt à être lancé. Le dernier message que j’ai réussi à lui envoyer est que nous avions obtenu une aide au pilote du CNC, il était heureux. On allait commencer à faire tourner un bout du prologue du film, et faire des tests d’animation pour chercher le look et la technique finale. Le film est écrit et storyboardé, on a des dossiers de 300 pages préparatoires, avec chaque séquence, son ambiance, ses références… Ce long métrage était faisable, financièrement parlant, quoique complètement barré et correspondant toujours à son univers.

Il l’a écrit tout seul et le scénario est d’une grande justesse, d’une profondeur incroyable notamment sur ses personnages, quelque part entre Truman Show et The Wall. Il a réussi à combiner toute son imagerie, ses thèmes, ses personnages avec une toile de fond sociale. Il y aurait eu une partie en live pure, une autre live photoshopée, un peu retravaillée et puis des parties d’animation correspondant à des flash-back, à la façon de Splintertime et Lonely Bones

On développait aussi un show musical live avec un vrai groupe portant des masques des Wreckers et une scénographie comportant des hologrammes pour des “guests”. Il travaillait également à un spin off du Monstre de Nix et venait de mettre en page sa “web série” Mind My Gap sous forme de roman graphique incluant le double album des Wreckers qu’il venait enfin de terminer de mixer après 15 ans d’enregistrements. On va tenter de faire exister ce projet de livre-disque d’ici début 2020, probablement via des précommandes en financement participatif. 

Rosto avait-il des références précises en tête, picturales par exemple, au moment de créer ?

Ses références n’étaient pas tant picturales, même s’il venait des arts graphiques et de l’Histoire de l’art, que littéraires, notamment l’œuvre de Borges. Après, il voyait aussi beaucoup de films et de séries. Il aimait beaucoup David Lynch et il y avait débat entre nous, car j’avais adoré la saison 3 de Twin Peaks et pas lui !

Mais il s’est fait lui-même son propre style. Tout partait à chaque fois chez lui de la musique et son inspiration musicale ou littéraire était plus forte que celle du cinéma. Je ne sais pas s’il voyait vraiment la vie comme ça, mais Reruns était pour lui un documentaire sur ses rêves. Il parvenait à contrôler ses rêves, à aller dans cette ville et son ancienne école, à changer des choses. Il y avait toujours une frontière dans cette ville où l’autre côté était celui du néant et il ne fallait surtout pas y passer.

C’était quelqu’un d’extrêmement drôle et joyeux, même si tous ses films ont un côté macabre. Dans Reruns, on le voit lui à 10, 20, 30 ou 40 ans, puis sous forme de squelette. Nombreux sont ceux qui se posent la question, mais je ne crois pas que c’était prémonitoire… C’était juste la fin d’un cycle et on allait passer à autre chose.

Propos recueillis par Christophe Chauville et retranscris avec le concours de Johanna Ines

À consulter également,

Thee Wreckers : http://www.theewreckers.com et https://www.facebook.com/TheeWreckers

Autour de minuit : https://www.facebook.com/autourdeminuit

Playlist Youtube Rosto :